jeudi 12 avril 2018

Eugène Schueller et la fondation de L'Oréal


La société qui deviendra plus tard L'Oréal a été fondée en 1909 par Eugène Schueller, père de Liliane Bettencourt.
Plusieurs ouvrages ont été publiés sur le sujet. Tous racontent, à peu de choses près, la même histoire concernant les premières années de la société, sous la direction de Eugène Schueller : celle d'un homme parti de rien, qui inventa une teinture pour les cheveux et fit fortune grâce à son talent.
Ces récits s'appuient principalement sur les déclarations de Schueller lui-même. Il a été amené à raconter son histoire une première fois en 1948, dans le cadre d'un interrogatoire par le juge Gagne lorsqu'il fut inculpé pour « Atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat »1, accusé de collaboration avec l'occupant allemand pendant la Seconde guerre mondiale2. Il fut finalement relaxé.
Puis à nouveau en 1954, lorsqu'il donna une interview au journaliste Merry Bromberger3.

Eugène Schueller
Il est né le 20 mars 1881 à Paris. Ses parents tenaient alors une pâtisserie, rue du Cherche-Midi. Vers 1892, la famille a quitté Paris pour la banlieue, à Levallois-Perret, où les parents ont repris un fonds de pâtisserie. Eugène Schueller a alors douze ans, il va entrer au Collège Sainte-Croix de Neuilly tout proche, où il suivra une scolarité jusqu'en seconde. Il terminera ses études secondaires au lycée Condorcet. Il a vingt ans lorsque ses parents reviennent à Paris et il vit chez eux, rue du Pont Louis Philippe. Il entre alors à l'Institut de Chimie appliquée4 d'où il sortira en 1904.
Il trouve ensuite une place de préparateur à la Sorbonne auprès de Victor Auger, lequel le fera ensuite entrer à la Pharmacie Centrale dont il était le Conseil, et qui n'était pas une officine mais une usine. Il en démissionnera trois ans plus tard.

Comment est née L'Oréal
Liliane Bettancourt a raconté comment son père avait été amené à s'intéresser aux teintures pour cheveux : « Mon père avant d'entrer dans le monde des affaires était chercheur à la Sorbonne dans le service du Professeur Auger. (...) Quand un coiffeur est arrivé pour demander au professeur Auger s'il n'avait pas un chimiste qui pourrait l'aider, comme personne ne répondait, mon père s'est proposé d'y aller une ou deux fois par semaine. Un peu plus tard, il a dit au professeur Auger : « Ecoutez, je vais essayer de trouver quelque chose ». Et il a repris cette idée de coloration qui avait toutes les qualités sauf une : elle ne colorait pas ! C'est ainsi que l'affaire L'Oréal est née. »5
La réalité est un peu différente. A la Sorbonne, Schueller n'était pas chercheur mais préparateur. Et ce n'était pas à la Sorbonne que ce coiffeur s'était présenté mais à l'Institut de Chimie où Schueller était étudiant. Il déclarait lui-même en 1948 : « Certains de mes professeurs s'étaient attachés à moi. On me procura une place de préparateur à la Sorbonne et par ailleurs je fus mis en rapport avec le propriétaire d'un gros salon de coiffure qui était venu à l'Institut pour solliciter une consultation sur la question des teintures pour cheveux. »6

Parti de rien ?
Eugène Schueller a démissionné de la Pharmacie centrale vers la fin de 1907, désireux de monter sa propre affaire. Il fabrique alors ses produits chez lui, dans son deux-pièces de la rue d'Alger, et les vend lui-même. Il a reconnu que les débuts furent difficiles : « En effet mon premier produit, satisfaisant au point de vue du laboratoire, donnait de mauvais résultats pratiques et se vendait donc très mal. » Il poursuivit ses recherches et mit au point un nouveau produit qui lui permit de démarrer son affaire et lui procura, selon ses propres dires, «quelques petits bénéfices»7.
Il obtint un brevet pour cette nouvelle teinture en mars 1908. Il déposa ensuite deux marques, six mois plus tard : L'Oréal et Société française de teintures inoffensives.


B.O.P.I. 1908, Archives de Paris, PER1423 50

En juillet 1909, il fit la connaissance d'un comptable, André Spéry, qui venait de faire un héritage de 25 000 francs. Ils vont alors s'associer et fonder la Société Schueller et Spéry. Tous les ouvrages consacrés à L'Oréal expliquent que c'est cette somme apportée par Spéry qui permit de développer l'affaire. Voici ce qu'en disait, par exemple, Merry Bromberger, qui avait interviewé Schueller en 1954 : « Les 25 000 francs de Spéry permirent à Schueller de souffler, de prendre un livreur et même de faire un peu de publicité. »
Pourtant, il y avait bien deux associés mais aucun des auteurs ne s'est interrogé sur l'apport de Schueller, alors qu'il déclarait lui-même en 1948 : « Dans cette association, Spéry eut un cinquième du capital et moi les quatre cinquièmes. » Ce que confirme le registre des Constitutions de société en 1909 qui indique que le capital de cette société était de 125 000 francs.


Archives de Paris, D32U3 90

C'était donc Schueller qui en avait apporté l'essentiel, soit 100 000 francs.
C'était une somme très importante à l'époque, près de 400 000 Euros d'aujourd'hui en tenant compte de l'inflation8. Or Schueller n'avait pas pu économiser une telle somme. Il a précisé plus tard que son salaire de cadre débutant à la Pharmacie centrale était de 250 francs. Son apport représentait donc un peu plus de trente-trois ans de ce salaire.
Les parents Schueller ont-ils pu aider leur fils à démarrer son affaire ? Voici ce qu'il disait d'eux lors de son procès : « Mes parents étaient de très modestes ouvriers. (…). Lorsqu'ils se furent mariés, mes parents achetèrent un petit fonds de pâtisserie rue du Cherche-Midi. (...) La vie était très rude et très dure chez nous et c'est dans cette atmosphère de peine et de travail que j'ai été élevé, avec sous les yeux l'exemple des grands laborieux qu'étaient mes parents. » Cependant, l'année suivante, il donne une version différente, en indiquant que ses parents employaient des ouvriers, payés 25 fr. par mois, « couchés et nourris »9. Ce qu'a confirmé Bromberger en rapportant que les Schueller étaient « un ménage de petits patrons ».
En tout cas, lorsque Eugène Schueller se marie le 26 octobre 1909, trois mois après la constitution de sa société, son père indique qu'il est rentier, en guise de profession sur l'acte d'état civil. Et il l'était probablement depuis le retour de la famille à Paris en 1901 puisque Schueller a indiqué que ses parents avaient été en activité « entre les années 1880 et 1900 »10.
Mais comme il n'a jamais expliqué d'où venait l'argent investi dans sa société, on n'en connaîtra pas l'origine.

Les premières années
Cette nouvelle fortune lui permit d'embaucher du personnel, un seul représentant selon lui, d'ouvrir une école de coiffure dispensant des cours et des conseils gratuits, et de faire paraître des publicités, notamment dans La Coiffure de Paris dont il fut un des rédacteurs, revue née en octobre 1909 et qu'il achètera un peu plus tard.
Ceci lui permit aussi de quitter son deux-pièces de la rue d'Alger pour emménager dans un quatre pièces rue du Louvre, cet appartement lui servant aussi de siège pour son entreprise.
Son premier produit était sans doute une innovation et fut breveté mais ce n'est pas cette teinture qui permit à Schueller de développer l'entreprise. A l'automne 1909, il propose déjà de nombreux produits, qui n'étaient sans doute pas de véritables nouveautés puisqu'il ne déposera plus aucun brevet pendant vingt ans.

La Coiffure de Paris, décembre 1909, BNF
La Coiffure de Paris, décembre 1909, BNF

Dès l'année suivante, il lance L'Oréal Henné qu'il présente comme un « nouveau procédé de teinture au henné ». Ce produit apparaît alors dans sa publicité comme le produit-phare de la marque. 
 

La Coiffure de Paris, Avril 1910, BNF
La Coiffure de Paris, Avril 1910, BNF


Pendant la guerre 1914-1918
La société a cinq ans d'existence lorsque commence la Première guerre mondiale. Schueller a souvent raconté plus tard qu'il avait été « engagé volontaire » et s'en est servi notamment d'argument lors de son procès en 1948 pour montrer qu'il avait toujours été un bon patriote. Mais c'est inexact, il n'était pas engagé volontaire. Il n'avait pas fait son service militaire ayant été plusieurs fois « ajourné » pour des raisons de santé, mais peu après le début de la guerre fut mise en œuvre la politique dite de récupération, initiée par un décret du 9 septembre 1914, visant à combler les lourdes pertes des armées : elle annulait les décisions du précédent Conseil de révision et les réformés, les exemptés et les ajournés étaient rappelés devant une nouvelle commission. Seuls étaient dispensés de cet examen les engagés volontaires11.
Comme l'indique son dossier militaire, Schueller fut alors « Classé service armé » par la commission de réforme de la Seine en décembre 1914.


Dossier militaire, Archives de Paris, D4R1 1118

Il fera la guerre comme agent de liaison dans un régiment d'artillerie et obtiendra la Légion d'honneur. Il sera démobilisé au début 1919. Pendant ces quatre années, selon Schueller, c'est sa femme qui a dirigé la société et, à la fin de la guerre, l'entreprise était florissante.

1923-29
En mai 1923, un décret impose d'apposer désormais sur tous les emballages des teintures pour cheveux la mention « Dangereux ». Schueller va alors publier une plaquette intitulée Innocuité des teintures pour cheveux, non datée mais qu'on peut situer d'après le contenu en cette même année 1923, en réponse au décret. Il s'attache à démontrer que seule une catégorie de teinture est dangereuse, celle à base de dérivés de l'aniline. Il s'agit principalement du paraphénylènediamine, que les coiffeurs appelaient «la para» et dont Schueller souligne les dangers, lui-même ne l'utilisant pas et se targuant de ne vendre que des teintures inoffensives. Il se prononce pour l'interdiction de ces « produits toxiques ». Il produit aussi une expertise de son Henné L'Oréal qui conclut à sa complète innocuité. Malgré tout, il se conformera bien sûr à la loi.
Cinq ans plus tard, en 1928, il dépose un brevet pour un nouveau produit baptisé Immedia à base de ... paraphénylènediamine. Il publie alors une Contribution à l'étude des teintures capillaires à base de paraphénylènediamine où il explique que ces teintures d'application rapide donnent « immédiatement » le meilleur résultat. Il conclut que L'Oréal « après avoir mené une campagne active et efficace contre les teintures de ce genre, se trouve obligé de mettre sur le marché des teintures à base de dérivés de l'aniline, du groupe de la paraphénylènediamine, ce sont les teintures Immedia (…). »12
Il devra faire face à au moins deux procès dans les années suivantes. Il fut mis hors de cause pour l'un et condamné pour l'autre.
Quoi qu'il en soit, la société deviendra en 1936 la Société Française de Teintures Inoffensives. Elle prendra officiellement le nom de L'Oréal en 1939.

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1   Archives nationales, Z/6NL/498, Dossier 11 108.
2   Voir à ce sujet : Ian Hamel, Les Bettencourt, derniers secrets, 2013 et le blog de Annie Lacroix-Riz.
3   Merry Bromberger, Comment ils ont fait fortune, 1954.
4   L'Institut de Chimie appliquée deviendra plus tard l’École supérieure de chimie de Paris.
5   Égoïste n° 10, 1987.
6  Archives nationales, Z/6NL/498, Dossier 11 108.
7  Ibid.
9  Eugène Schueller, Vers une économie proportionnelle, 1949, p 6.
10 Ibid.
11 Philippe Boulanger, La France devant la conscription, 1914-1922, Commission d'Histoire militaire, 2000.
12 Cité par Jacques Marseille, L'Oréal : 1909-2009, Perrin, 2009.



mardi 7 novembre 2017

Les débuts du droit de la photographie


Alexandre Dumas et Adah Menken




La contrefaçon
C'est en 1862 que la photographie fut pour la première fois reconnue comme une œuvre d'art et à ce titre protégée par le droit d'auteur. Les photographes Mayer et Pierson,victimes de contrefaçons, obtinrent un jugement en leur faveur.
Ils avaient fondé un atelier de photographie sur le boulevard des Capucines à Paris. Ils s'étaient notamment spécialisés dans les portraits de l'aristocratie, souvent tirés sur papier salé et qui étaient ensuite aquarellés.
Mais c'est pour deux portraits en noir et blanc qu'ils furent victimes de contrefaçons : celui du comte de Cavour, réalisé quelques années plus tôt en 1856, retiré avec quelques retouches par le photographe Thiébault, et celui de Lord Palmerston contrefait par un certain Schwabbé.

Comte de Cavour, Mayer et Pierson, BNF
Lord Palmerston, Mayer et Pierson, BNF


 

















              Ils s'adressèrent alors à la justice pour obtenir réparation. Ils furent d'abord déboutés en première instance mais la Cour d'appel leur donna raison un peu plus tard dans un arrêt rendu le 10 avril 1862 :
« Considérant que les dessins photographiques ne doivent pas être nécessairement et dans tous les cas considérés comme destitués de tout caractère artistique ni rangés au nombre des œuvres purement matérielles ;
Qu'en effet ces dessins, quoique obtenus à l'aide de la chambre noire et sous l'influence de la lumière, peuvent, dans une certaine mesure et à un certain degré, être le produit de la pensée, de l'esprit, du génie et de l'intelligence de l'opérateur ;
Que leur perfection, indépendamment de l'habileté de la main, dépend en grande partie, dans la reproduction des paysages, du choix du point de vue, de la combinaison des effets de lumière et d'ombre, et en outre, dans les portraits, de la pose du sujet, de l'agencement des costumes et des accessoires, toutes choses abandonnées au sentiment artistique et qui donnent à l’œuvre du photographe l'empreinte de sa personnalité ;
Considérant que dans l'espèce, les portraits du comte de Cavour et de lord Palmerston, par ces divers caractères peuvent être considérés comme des productions artistiques et qu'ils doivent jouir de la protection accordée par la loi de 1793 aux œuvres de l'esprit ; »1

Le droit à l'image
Cinq ans plus tard, c'est le droit à l'image qui sera reconnu au nom du respect de la vie privée. Alexandre Dumas avait soixante-cinq ans lorsqu'il s'éprit d'une actrice américaine, Adah Menken, qui avait la moitié de son âge. Celle-ci jouait alors à Paris dans une pièce de théâtre où elle apparaissait sur un cheval .
Les deux amants se rendirent chez le photographe Liébert qui réalisa des clichés de miss Adah, dans des tenues plus ou moins légères, seule ou dans les bras de Dumas. L'une de ces photos sera d'ailleurs « autorisée mais sans étalage » par la censure.
A l'époque, il était d'usage que lorsqu'un photographe réalisait des photos d'une personnalité, il pouvait ne pas les faire payer et remettait gratuitement ces photos au modèle, dont des portraits-cartes en grand nombre.
En contrepartie, le photographe pouvait vendre les portraits-cartes au public. C'était le cas pour ces photos que Liébert avait mis en vente et qui ont commencé à circuler dans le Tout-Paris, créant le scandale.
 

A. Dumas et Adah Menken, BNF
A. Dumas et Adah Menken, BNF













A. Dumas et Adah Menken, BNF


                Edmond Lepelletier a rapporté plus tard que Verlaine en fit un poème :
« (…). Verlaine a, de plus, publié divers triolets et quatrains satiriques, comme l’épigramme sur la photographie représentant Alexandre Dumas, en manches de chemises, tenant Miss Ada Menken, la belle écuyère des Pirates de la Savane2, sur ses genoux, dans une pose très suggestive :
L’Oncle Tom avec Miss Ada,
C’est un spectacle dont on rêve.
Quel photographe fou souda
L’Oncle Tom avec Miss Ada ?
Ada peut rester à dada,
Mais Tom chevauche-t-il sans trêve ?
L’Oncle Tom avec Miss Ada
C’est un spectacle dont on rêve ! »3
Alexandre Dumas se ravisa peu après et intenta un procès au photographe pour faire interdire la vente de ces photos. Il fut débouté en première instance :
« Attendu qu'il est constant que c'est sur la demande de Liébert et Cie que Dumas est allé dans leur atelier, et qu'il y a posé soit seul, soit avec Adah Menken, pour la composition de clichés dont il savait que les épreuves devaient être vendues et publiées par les défendeurs ; que ces derniers n'ont reçu de lui aucune rémunération pour travail et leurs déboursés, et qu'au contraire, ils lui ont remis gratuitement, sur sa demande, un certain nombre d'épreuves, pour prix du droit qu'il leur abandonnait de vendre au public des épreuves semblables ; (…)
Déclare Alexandre Dumas père mal fondé en sa demande, l'en déboute et le condamne aux dépens. »
Il fit appel de ce jugement et proposa alors de racheter les clichés.
Par jugement du 25 mai 1867, la Cour d'appel lui donna raison, se référant à l'usage quant au paiement des photos et interdisant la vente au public.
« La Cour
Considérant que par une convention tacite qui naissait des faits intervenus entre les parties, Liébert a dû se croire autorisé à publier les photographies dont il s'agit dans la cause, à charge par lui de ne point réclamer à Alexandre Dumas le prix des exemplaires qu'il lui avait livrés;
Considérant que, cette concession résultait pour lui d'un usage établi dans le commerce de la photographie ; mais que cet usage même veut, dans ce cas, que la publication et la vente cessent lorsque celui qui les a autorisées par son silence déclare formellement retirer son autorisation et offre le prix de la photographie ; (…)
Donne acte à Liébert de l'offre faite par l'appelant de lui payer le prix des photographies dont il s'agit dans la cause;
Fixe le montant de ce prix à la somme de 100 fr.; ledit paiement étant effectué, il est dès à présent interdit à Liébert de vendre et de publier lesdites photographies, sous peine de tous dommages-intérêts;
Dit que les clichés seront remis à Alexandre Dumas; »4
L'usage était ainsi conforté par la jurisprudence et chacun pouvait désormais s'opposer à la diffusion publique de son image.
                                __________________________________________


Louis Pierson, La photographie considérée comme art et comme industrie, 1862.
Cette pièce fut jouée au Théâtre de la Gaité au début de 1867.
Edmond Lepelletier, Paul Verlaine, 1907.
4  Compte-rendu d'audience dans Le Figaro du 27 mai 1867.

lundi 23 janvier 2017

Le dîner du Bon Bock



Le dîner du Bon Bock est remarquable par sa longévité. Il s'est tenu pendant plus de cinquante ans à partir de 1875. Il rassemblait des poètes, des musiciens, des chansonniers, des peintres qui se réunissaient le deuxième mardi de chaque mois. Il s'interrompait seulement pendant les mois d'été. Il fut suspendu pendant la guerre 1914-18 et reprit ensuite à un rythme bimestriel.
Il avait commencé peu après la fin d'un autre dîner célèbre, celui des Vilains Bonshommes, qui avait débuté en 1866 mais avait été interrompu après un dernier dîner, réduit à un simple punch, pendant le Siège de Paris1. Il avait repris en septembre 1871, avec la présence de Verlaine et Rimbaud, et s'était prolongé en 1873 sous le nom de dîner des Sansonnets (ou Cent sonnets)2.
Il n'y a pas de filiation entre ce dîner et celui du Bon Bock fondé peu après, mais on retrouve bien sûr des convives qui ont participé aux deux dîners : André Gill, Albert Mérat, Étienne Carjat, Charles Monselet, Léon Cladel, Paul Arène, Auguste Creissels,...
L'origine du dîner du Bon Bock a souvent fait l'objet de confusions. Il fut fondé par le graveur Émile Bellot, qui avait servi de modèle pour le tableau Le Bon Bock (1873), et certains ont voulu y voir un rassemblement d'admirateurs de Manet. Pour d'autres, le tableau représentait un « bon patriote d'Alsace »3 et faisait allusion à la perte de l'Alsace-Lorraine en 1870 ; le dîner aurait été créé dans le même esprit.

Le Bon Bock, Édouard Manet, 1873

Mais Bellot n'était pas alsacien4 et l'histoire du début de ce dîner est très différente. Elle a été racontée par Bellot lui-même dans un premier album publié en 18765. Cet album, où sont reproduits des poèmes, chansons et billets autographes des participants, fut tiré à deux cents exemplaires non mis dans le commerce. Il est aujourd'hui absent des bibliothèques publiques mais j'ai retrouvé un exemplaire.

Album du Bon Bock, 1876

Voici le récit des débuts du dîner :
« Au mois de février 1875, l'ami Cottin vint me trouver et me dit : " J'ai découvert un poète et tragédien d'un immense talent et qui interprète d'une façon merveilleuse les poësies du Grand Victor Hugo ! C'est Monsieur Gambini. Je lui ai promis de le faire entendre par un auditoire d'artistes et de gens de lettres. Je compte sur vous qui avez beaucoup de relations pour lui tenir ma promesse. "
J'acceptai volontiers. Je réunis environ 25 amis et connaissances dans un dîner pique nique qui eut lieu chez Kraautemer. Nous entendîmes Mr Gambini d'abord puis nos amis Étienne Carjat, J. Gros, Adrien Dézamy, etc.
Ces messieurs complétèrent si brillamment notre soirée qu'il fut décidé à l'unanimité qu'on recommencerait chaque mois un dîner analogue. A ce dîner seraient conviés poëtes, musiciens, hommes de lettres, chanteurs. Je fus chargé de l'organisation de cette petite fête et comme c'était le rêve de ma vie de réunir d'anciens camarades, je n'eus garde de refuser et je poursuivis cette bonne idée. Cottin et René Tener voulurent bien m'aider dans cette joyeuse tâche et surtout mon vieil ami Carjat. Le mois de mars suivant commença notre 1er dîner mensuel ! Je préférai ce titre à tout autre parce qu'il n'engageait à rien. Mais en-dehors de moi et en considération du tableau qu'Édouard Manet a fait d'après moi (le bon Bock) ce titre prévalut et fut consacré par une Revue que Charles Vincent composa et chanta au dîner de septembre 75. Cette Revue du Bon Bock eut un immense succès, de là la dénomination actuelle de nos dîners.
(…). D'un commun accord nous évitons les discussions politiques qui entraînent souvent la désunion.
Merci donc à vous tous, mes joyeux compagnons, merci de votre concours pour avoir réalisé à nos agapes la rayonnante devise Républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité ! Et que cet album, auquel chacun de nous a participé, nous rappelle à l'avenir quand nous en feuilletterons les pages que le gai savoir tenait encore sa place dans un coin du Grand Paris pendant nos luttes politiques de 1876. »
C'est donc après près d'un an d'existence et contre l'avis de son fondateur, que le dîner du Bon Bock prit ce nom. La Revue du Bon Bock évoquée par Bellot était une chanson dont le texte est publié dans ce premier album. On y trouve aussi un billet autographe de Manet annonçant sa participation.

Album du Bon Bock, 1876

Quant à Leone Gambini qui est à l'origine du premier dîner, on apprendra plus tard qu'il s'appelait en réalité Léon Gambin.
Au cours des premières années, le nombre des convives augmenta rapidement et il fallut plusieurs fois changer de restaurant pour des salles toujours plus grandes.
Le premier était en fait un pique-nique chez Krauteimer, un marchand de vin du boulevard Rochechouart. Dès le troisième dîner, il y avait une soixantaine de participants6 et l'on se rendit au restaurant le Grand Turc, 12 boulevard Ornano (actuel boulevard Barbès). Peu après, en juillet 1875, on se retrouva chez Matte7, un restaurant attenant à la salle du célèbre bal de la Boule Noire. Quatre ans plus tard, le dîner rassemblait plus d'une centaine de personnes et dut se déplacer à nouveau aux Vendanges de Bourgogne, rue de Jessaint. Il y restera pendant près de dix ans avant de s'installer chez Vantier8 jusqu'au début du vingtième siècle.

Invitation au 44ème dîner, 1878, André Gill

Le dîner était mensuel et fut présidé par Bellot jusqu'à sa mort puis une présidence tournante fut instaurée. Le menu était immuable, soupe aux choux et gigot. Après le repas, le président agitait son grelot et prononçait un discours humoristique. Puis des participants récitaient des vers, interprétaient des chansons ou jouaient du piano.
Dix ans après la fondation du dîner, en 1885, Bellot fonda un journal, sans lien avec le dîner, intitulé : Le Bon Bock : écho des brasseries françaises. Il se lança alors dans un vibrant plaidoyer pour la bière made in France, contre la bière allemande accusée de tous les maux. Le premier numéro précisait le but du journal : « Combattre l'invasion de la bière allemande en préconisant la consommation des bières françaises. C'est donc une lutte mais une lutte pacifique. (…) Ce sont donc, à défaut de balles, par les bières allemandes que nos estomacs sont aujourd'hui visés ; puisqu'au lieu d'être naturelles et de jouir, comme autrefois, de propriétés hygiéniques, elles subissent la sophistication la plus criminelle. »
Dans les numéros suivants, il dénonçait les méfaits de la bière allemande pour la santé, notamment parce qu'elle contenait de l'acide salicylique9.

Émile Bellot par Alfred Le Petit, 1883

Cette revue hebdomadaire n'aura qu'une existence éphémère, Bellot étant tombé malade après quelques numéros. Il est mort peu après mais le dîner lui a survécu.
En 1925, le dîner existait toujours et on célébra le cinquantenaire, présidé par le chansonnier Xavier Privas. A cette occasion, les femmes furent admises pour la première fois. Il y eut quelques articles dans la presse.


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1 Une invitation à ce dîner, qui eut lieu dans les locaux d'Étienne Carjat, figure dans la collection Thibault, BNF Estampes et photographie, LI-243-4, boîte XLII.
2 Voir la thèse de Michael Pakenham, La Renaissance littéraire et artistique, 1996.
3 Jules Claretie dans sa revue du Salon de 1873, cité dans The Spirit of Montmartre, 1996.
4 Émile Bellot était parisien. Né à Paris (6ème) le 6 janvier 1831, il est mort le 1er février 1886 à la Maison Dubois (actuel Hôpital Fernand-Widal) dans le 10ème arrondissement.
5 Par la suite, deux autres albums furent publiés en 1878 et 1884.
6 Léon Maillard, Les Menus et programmes illustrés, 1898.
7 Au 124 boulevard Rochechouart, à l'angle du boulevard et de la rue des Martyrs.
8 Au 8 Avenue de Clichy.
9 Rappelons que l'acide salicylique est le composant actif de l'aspirine.

vendredi 30 septembre 2016

Le séjour de Rimbaud à Paris (suite)


L'hôtel des Zutistes
Après avoir quitté la chambre louée par Banville, Rimbaud allait trouver refuge à l’Hôtel des Étrangers, siège du cercle zutiste. Le cercle zutiste avait été créé peu avant à l’initiative de Charles Cros. Il rassemblait des parnassiens et quelques artistes comme André Gill ou le poète et musicien Cabaner qui en était le gérant. Les Zutistes tenaient un album où chacun pouvait écrire. Il n’était pas destiné à publication mais il fut conservé et publié plus tard. On y trouve de nombreuses contributions de Rimbaud.1
Ernest Delahaye a donné une description de l'endroit où se retrouvaient les Zutistes. En compagnie de Verlaine, il y était allé voir Rimbaud lors d’une visite à Paris : « Là se trouve un hôtel qui portait - porte encore aujourd’hui – sur son balcon cette inscription : Hôtel des Étrangers. Une grande salle de l’entresol avait été louée par des gens de lettres, peintres, musiciens, fraction du Tout Paris artiste pour y être chez eux, entre eux, et causer à leur aise des choses qui les intéressaient. (…) Rimbaud dormait sur une banquette. Il se réveilla à notre arrivée, se frotta les yeux en faisant la grimace, nous dit qu’il avait prix du hachisch. »2
Cet hôtel se trouvait au 2 rue Racine3. Une petite polémique eut lieu parmi les biographes de Rimbaud car un dessin figurant dans l'Album laisse croire que la pièce des Zutistes était au troisième étage alors que Delahaye la situait à l'entresol. D'après le descriptif figurant au calepin de la rue Racine, il n’y avait pas de grande pièce au troisième étage. La salle de réunion était plus probablement une des boutiques du rez-de-chaussée qui communiquait par un escalier intérieur avec l'entresol.


Dessin figurant dans l'Album zutique



Archives de Paris, calepin de la rue Racine, D1P4 926


Rimbaud devra quitter cet hôtel en décembre, peut-être après avoir fait une mauvaise blague à Cabaner dont il s'est vanté lui-même auprès de Delahaye, qui l'a rapportée : «La plupart des anecdotes sur les frasques de Rimbaud doivent n’être acceptées que sous réserve. Il ne faut pas oublier la préoccupation puérile (il avait seize ans) qu’il a eue quelques temps de se poser en « monstre » (si monstre il est, c’est intellectuellement) de courir au-devant de l’horreur et du mépris. Ainsi, l’histoire du lait de Cabaner. Voici à peu près comment Rimbaud me racontait cela, pendant le séjour de quelques mois qu’il fit à Charleville – retour de Paris, en 1872 : 
C’est embêtant, j’ai maintenant une sale réputation à Paris. Causes : les blagues des camarades et aussi les miennes d’ailleurs. Je me suis amusé – c’était bête – de me faire passer pour un ignoble cochon. On m’a pris au mot. Ainsi, je raconte un jour que je suis entré dans la chambre de Cabaner absent, que j’ai découvert une tasse de lait apprêtée pour lui, que je me suis b… dessus et que j’ai éj… dedans. On rigole et puis on va raconter la chose comme vraie…»4
Mais c'est plutôt par crainte d'un contrôle fiscal, selon Delahaye, que les Zutistes ont quitté cette salle. Dans ce cas, ils en sont partis avant le premier janvier.

La chambre rue Campagne-Première
A nouveau, les bienfaiteurs de Rimbaud ont dû intervenir. C’est Verlaine qui loua une chambre rue Campagne-Première, dans le quatorzième arrondissement, que Rimbaud occupa du début janvier à la fin mars 1872, avant de regagner Charleville.
On sait que le dessinateur Jean-Louis Forain, surnommé Gavroche, a habité avec Rimbaud cette chambre de la rue Campagne-Première. Jean-Jacques Lefrère a cité divers témoignages à ce sujet, dont celui du marchand de tableau René Gimpel. Il avait dit un jour à Forain qu'il avait appris qu'il avait connu Rimbaud : « Ah mais très bien me répond-il, si bien que j’ai logé deux mois avec lui rue Campagne-Première, dans un taudis épouvantable ; ça lui convenait, ça lui plaisait, il était si sale. Nous n’avions qu’un lit, lui couchait sur les ressorts et moi par terre sur le matelas. Nous avions un pot d’eau grand comme un verre presque trop grand pour lui. Moi, j’allais me laver dans la cour et je me mettais comme au régiment nu jusqu’à la ceinture. Notre vie inquiétait le concierge et, tandis que je ruisselais d'eau, il vint un jour engager la conversation et me demanda ce que je faisais. Je lui répondis que je dessinais. »5
Nous avons aussi le témoignage de l’abbé Mugnier, dans son journal : «Vers 1872, Forain habitait rue Campagne-Première avec Rimbaud ; ils y couchaient dans des lits hasardeux. Forain avait pris la paillasse et Rimbaud le matelas. »6


Jean-Louis Forain par Nadar, BNF


L'abbé Mugnier a aussi publié dans son journal, à la date de 1935, une lettre du peintre Jolibois, surnommé La Pomme, adressée à la veuve Forain. Son témoignage est tardif, après la mort de Forain en 1931, et peu fiable : « Quant à Rimbaud, quand je l’ai connu, il arrivait de Charleville, son pays natal, ayant fait le voyage dans un bateau de charbon par les canaux. Il logeait rue Campagne-Première au dépôt des petites voitures dont l’immeuble était habité presque exclusivement par des cochers. Il avait là une chambre assez vaste qui paraissait d’autant plus vaste qu’il n’y avait pas de meubles. Dans une encoignure une paillasse avec des couvertures de cheval, une chaise en paille, une table en bois blanc avec dessus quelques papiers et une bougie fichée dans un pot à moutarde. C’était tout. »
C'était la Compagnie Générale des Voitures de Paris qui occupait un vaste terrain7 à l’angle du boulevard d'Enfer (actuel Boulevard Raspail) et de la rue Campagne Première. Il y avait là des écuries pour plus de sept cents chevaux et l'on peut imaginer l'ambiance et l'odeur.

Archives de Paris, calepin du Boulevard d'Enfer, D1P4 380


Verlaine a décrit cette chambre, un « garni », dans un poème Le Poète et la Muse, dont le manuscrit est accompagné d’une mention « A propos d’une chambre rue Campagne-Première »8:

La chambre, as-tu gardé leurs spectres ridicules,
Ô pleine de jour sale et de bruits d’araignées ?
La chambre, as-tu gardé leurs formes désignées
Par ces crasses au mur et par quelles virgules ?

Jolibois fut le premier a indiqué une adresse pour cette chambre. Il désigne un petit immeuble de deux étages dans un angle de ce terrain, mais ce n'est probablement pas là que se trouvait la chambre de Rimbaud.
Pourtant, Pierre Petitfils indiquera lui aussi cette localisation en apportant des précisions :
« C’est ainsi que vers le 15 ou le 20 novembre, Rimbaud eut pour domicile une mansarde dans le comble d’un vague hôtel de l’angle du boulevard d’Enfer (Raspail) et de la rue Campagne-Première, en face du cimetière Montparnasse. Au rez-de-chaussée se trouvait une boutique « Vins et boulangerie » tenue par un certain Trépied ; la clientèle était surtout composée de cochers d’omnibus dont le dépôt était voisin.»9
Il cite aussi l'article d'une journaliste qui était venue enquêter sur place en 1936, où un vieil artisan témoignait à propos de la boutique du marchand de vin : « C’est là que j’ai vu Rimbaud et Verlaine, le premier tout jeunet, l’autre avec quelque chose de pur et de démoniaque, qui restaient des quarts d’heure sans parler devant quelque boisson, puis s’en allaient bras dessus bras dessous, le long de cette rue Campagne-Première. »10
Verlaine et Rimbaud fréquentaient donc ce bistrot mais rien n'indique que la chambre se trouvait dans le même immeuble. La boutique du marchand de vin occupait tout le rez-de-chaussée de ce petit pavillon de deux étages. Il y avait une salle de billard au premier étage et six chambres à louer au deuxième, qui d'ailleurs n'étaient pas mansardées, contrairement à la description qu'en donne Petitfils.

A gauche, l'immeuble à l'angle avec le boulevard d'Enfer


Ce pavillon, implanté sur une vaste enceinte abritant des centaines de chevaux, ne correspond pas non plus à la description de Forain qui allait se « laver dans la cour » de l'immeuble.
Quant à Lefrère, il situe l'immeuble « au croisement » des boulevards d’Enfer (Raspail), de Montrouge (Edgard Quinet) et de la rue Campagne-Première, mais c'est impossible car ces trois voies n'ont pas d'intersection commune.
Il n’y avait qu’un seul immeuble proposant des garnis à louer dans cette partie de la rue Campagne-Première, c’était au numéro 27, en face de la Compagnie des Voitures. Ce bâtiment avait quatre étages et les garnis, donnant sur la rue ou sur une cour, occupaient les trois derniers. C’est probablement là qu’a vécu Rimbaud pendant cette période.
A quelques mois près, il aurait d’ailleurs pu croiser Jules Vallès. Celui-ci s’était caché dans un immeuble voisin après la Commune, jusqu’en juin 1871 avant de pouvoir gagner Londres, comme il l’a raconté plus tard. Il était hébergé par le sculpteur Auguste Roubaud qui avait un grand atelier au 21 de la rue Campagne Première.

L'atelier de Jolibois
Forain, après avoir quitté la chambre de la rue Campagne-Première, habitera quelque temps le Quai d'Anjou puis s’installera dans l’atelier du peintre Jolibois. Rimbaud fréquentait alors cet atelier de Jolibois, où il fit la connaissance de Jean Richepin. Celui-ci a livré plus tard ce récit :
«Nous nous retrouvions, Nouveau et moi, assez fréquemment, avec Ponchon, Forain, Mercier, Cretz – peintre alsacien qui avait failli être fusillé au lendemain de la Commune pour sa ressemblance avec Félix Pyat – dans l'atelier, sis rue Saint Jacques, d'un vague peintre nommé Jolibois. (…) C'est chez Jolibois que je rencontrai Rimbaud pour la première fois. Une allure gauche de paysan, de grandes mains et de grands pieds, des cheveux en chaume mais des yeux d'ange, des yeux inoubliables. Bon poète et mieux que bon, mais quel mauvais coucheur ! (…) Dans l’atelier de Jolibois, on disait aussi des vers, mais ils n’étaient jamais signés Carjat ! Et ils trouvaient grâce devant Rimbaud, fort chatouilleux sur le chapitre. »11
Il fait ici allusion à « l'incident Carjat » : Rimbaud avait blessé Carjat avec une canne-épée lors du dîner des Vilains Bonshommes du 2 mars.
Cet atelier était donc rue Saint-Jacques en mars 1872, peu après l’incident Carjat. Pourtant, selon Lefrère qui a négligé ce témoignage de Richepin, l'atelier de Jolibois était à cette période au 22, rue Monsieur-le-Prince. Il cite pour cela la lettre que Jolibois avait adressé à la veuve Forain, dans laquelle il a livré un témoignage tardif, vers la fin de sa vie, et sa mémoire était alors sans doute défaillante.
Il dit d'abord qu'il a rencontré Forain tout de suite après la Commune et poursuit : «  Forain et moi avons habité tour à tour la rue de Rennes, le passage Stanislas, la rue Monsieur-le-Prince n° 22 et la rue Saint-Jacques. La maison de la rue Monsieur-le-Prince avait abrité Daumier trente ans auparavant. » Il confond ici, probablement, deux dessinateurs, Honoré Daumier qui n'a jamais habité cet immeuble et Gustave Doré qui y a vécu de 1857 à 1864.
Il décrit ensuite un séjour à la campagne avec Forain « vers la fin de l’hiver » puis le retour à Paris à la fin de l’été 1872 et poursuit : «  J’ai loué alors un atelier (atelier est peut-être un peu prétentieux), une vaste pièce dans un immeuble modeste rue Saint Jacques tout en haut de la rue, près du boulevard de Port Royal, quartier populeux où on pouvait manger des cornets de pommes frites dans la rue sans se faire remarquer. Nous habitions là à trois, Ponchon, Forain et moi. (…) Je crois me souvenir que c’est à ce moment-là que Forain est allé habiter l’hôtel de Lauzun sur le quai d’Anjou. 1873 est venu, départ pour le régiment où il est allé faire un an de service. »
Selon ce récit, il a d'abord vécu rue Monsieur-le-Prince avant de s'installer rue Saint-Jacques à la fin de l'été 1872. Pourtant le calepin de la rue Monsieur-le-Prince prouve sa présence au premier janvier 1873. Jolibois a donc inversé l'ordre chronologique des deux ateliers et c'est bien celui de la rue Saint-Jacques qu'a connu Rimbaud.

Archives de Paris, 22 rue Monsieur-le-Prince, D1P4 744


Il a déménagé l'année suivante, remplacé par Luigi Loir et Georges Lorin qui en ont donné un récit, mais Forain est resté à cette adresse qu'il donne encore pendant son service militaire en 187412.
Richepin a entretenu ensuite une correspondance avec Rimbaud qu'il a malheureusement perdue, ainsi qu'un « cahier d'expression » qu'il lui avait donné : « Par la suite, je fus en correspondance avec Rimbaud ; mais ses lettres, si curieuses et dont plusieurs étaient illustrées d'amusants dessins à la plume, – comme celles de Verlaine et de Nouveau, – ses lettres ont disparu de mes papiers ; de même un « cahier d'expressions » où il notait les mots rares, des fusées de rimes, des schémas d'idées et qu'il m'avait donné. »

Le retour à Charleville
Vers la fin du mois de mars, Mathilde Mauté adressa à Verlaine une demande de séparation de corps. Il retourna alors rue Nicolet tandis que Rimbaud rentrait à Charleville. Il se chargea de déménager les affaires que celui-ci avait laissé avec l'aide de Forain et lui écrivit le 2 avril : « Gavroche et moi nous sommes occupés aujourd’hui de ton déménagement. Tes frusques, gravures et moindres meubles sont en sécurité. En outre, tu es locataire rue Campe jusqu’au 8. »13
Rimbaud rejoindra à nouveau Verlaine à Paris un mois plus tard en mai 1872. Il logera d'abord dans une chambre d'hôtel de la rue Monsieur-le-Prince au mois de mai, puis en juin à l'hôtel Cluny où il écrira la célèbre lettre de «Parmerde. Juinphe 72».
Puis au début juillet, Rimbaud et Verlaine partirent pour la Belgique.

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Ajouté le 21 septembre 2018

Dans sa lettre de « Juinphe 72 » adressée à son ami Delahaye, Rimbaud évoquait les deux hôtels où il avait logé.

« Maintenant, c'est la nuit que je travaince. De minuit à cinq du matin. Le mois passé, ma chambre, rue Monsieur-le-Prince, donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. A trois heures du matin, la bougie pâlit ; tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. — Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c'était une mansarde, ma chambre. A cinq heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais manger, et me couchais à sept heures du matin, quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles. Le premier matin en été, et les soirs de décembre, voilà ce qui m'a ravi toujours ici.
Mais en ce moment, j'ai une chambre jolie, sur une cour sans fond, mais de trois mètres carrés. — La rue Victor-Cousin fait coin sur la place de la Sorbonne par le café du Bas-Rhin et donne sur la rue Soufflot, à l'autre extrem. — Là, je bois de l'eau toute la nuit, je ne vois pas le matin, je ne dors pas, j'étouffe. Et voilà. (...) »
A. R.
Rue Victor Cousin, Hôtel de Cluny

L'Hôtel Cluny existe toujours, rue Victor Cousin. La petite cour intérieure ne mesure pas trois mètres carrés bien sûr, ce qui serait minuscule, ni même trois mètres sur trois, mais elle n'est pas bien grande et manque de lumière. Il occupait sans doute une chambre des étages inférieurs ce qui expliquerait qu'il ne voyait pas « le matin ».
Quant à l'hôtel de la rue Monsieur-le-Prince où sa chambre donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis, on a longtemps cru qu'il s'agissait de l'hôtel Stella, au n° 41 de la rue mais c'est une erreur. J'ai retrouvé l'emplacement de ce jardin du lycée : le calepin cadastral du Boulevard Saint Michel (adresse de l'entrée du lycée) de 1862 et un plan daté de 1880 conservés aux Archives de Paris mentionnent un seul jardin, qui se trouvait au sud du lycée. On ne peut pas le voir depuis l'hôtel Stella comme le montre la vue satellite.

Lycée Saint Louis, 1880. Archives de Paris.

Deux hôtels figuraient au Bottin du Commerce de Paris (1871-72) dans cette partie de la rue Monsieur-le-Prince et un seul avait des fenêtres donnant sur le jardin, l'hôtel de Saône-et-Loire au n° 59, et c'est donc celui où logeait Rimbaud. Il n'existe plus aujourd'hui : il a été détruit en 1911, ainsi que le jardin, lorsque la rue de Vaugirard a été prolongée jusqu'au Boulevard Saint Michel.
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1 Album zutique. Introduction, notes et commentaires de Pascal Pia, 1961.
2 Ernest Delahaye, Souvenirs familiers, 1925.
3 L'immeuble existe toujours, à l'angle de la rue Racine et de la rue de l'École de Médecine.
4 Le Bateau ivre n°13, Septembre 1954. Numéro spécial du Centenaire.
5 Jean-Jacques Lefrère, Rimbaud, 2001, p 393.
6 Arthur Mugnier, Journal : 1879-1939, 1985.
7 Au 35/43 Boulevard d'Enfer.
8 Paul Verlaine, Romances sans paroles suivi de Cellulairement.
9 Pierre Petitfils, Rimbaud, 1982.
10 Petitfils indiquait en note que cet article est paru dans Le Miroir du monde en 1936. Je ne l'ai pas retrouvé dans cette revue.
11 Revue de France, 1er janvier 1927.
12 Archives de Paris, D4R1 130, n° 2380-397
13 Paul Verlaine, Correspondance générale, publiée par Michael Pakenham, 2005.