mardi 3 juin 2014

Le portrait présumé de Rimbaud par Garnier






Le 29 avril 1951, le Figaro littéraire publiait sous le titre « Un portrait inconnu de Rimbaud ? » une lettre qui lui avait été adressée par René Char et Jacques Dupin, accompagnée d’une reproduction de ce portrait :

En 1937, M. Albert Tenaillon, conservateur du musée Vivenel à Compiègne, faisait l’achat chez M. Baumone, antiquaire de la ville, d’un portrait de jeune homme peint à l’huile sur carton. Ce portrait, signé A. Garnier, mentionnait comme date d’exécution : 1873. Cependant, au dos du carton figuraient les lignes suivantes écrites et signées d’une encre pâlie, mais très lisible :

Portrait du Poëte Arthur Raimbaut.
Je l’ai fait en 1872 à Paris, Bard d’Enfer,
en face la porte du Cimetière Montparnasse.
 Garnier

M. Albert Tenaillon, aujourd’hui conservateur honoraire, s’enquit auprès de l’antiquaire de la provenance de ce portrait. Il lui fut répondu qu’il avait été cédé contre une petite somme d’argent par un capitaine de gendarmerie, le capitaine Guy. L’antiquaire ignorait la personne et l’œuvre de Rimbaud.
En possession de ce portrait dont nous donnons ci-contre la reproduction, nous nous sommes attachés à retrouver la trace du peintre qui en est l’auteur. Nous croyons que ce ne peut être qu’Alfred-Jean Garnier, né à Puiseaux, qui exposa diverses œuvres au salon de Paris, de 1874 à 1878. On lui doit entre autres une tête de l’acteur Truffier, un assassinat du duc de Guise et une Solange.
La manière de Garnier, toute académique, reflète l’enseignement de son maître Cabanel ; toutefois, il ne lisse pas ni ne dramatise artificiellement les traits du modèle, mais vise, au contraire, à faire ressemblant.
Tel parait être cet Arthur Rimbaud (1) qu’il a rencontré et peint en l’orthographiant ensuite Raimbaut.
René Char et Jacques Dupin.

(1) « ... Là, je bois de l’eau toute la nuit. Je ne vois pas le matin, je ne dors pas, j’étouffe. Et voilà. » ( A. Rimbaud ; Lettre à E. Delahaye. Paris, juin 1872.)

Pierre Petitfils, qui était alors le rédacteur en chef du Bateau Ivre, bulletin des amis de Rimbaud, apporta son soutien enthousiaste dans un courrier publié la semaine suivante et où il commence par l’affirmation « Il ne fait aucun doute que nous sommes en présence d’une œuvre authentique. La signature de l’artiste l’atteste (…).» Il rappelle notamment que Rimbaud habitait au début de 1872 dans la rue Campagne-Première, tout près de ce Boulevard d’Enfer (actuellement le Boulevard Raspail). Il argue d’une ressemblance quasi « photographique ».
Il s’ensuivit une polémique alimentée par des lecteurs où les sceptiques l’emportaient sur les convaincus. Un lecteur s’étonnait notamment du fait que le Rimbaud apparaissant sur ce portrait ne correspondait pas aux descriptions  qui en avaient été données à l’époque, d’un jeune homme de 17 ans à la mise négligée,  « terrible d’aspect » selon l’expression employée par Verlaine. Un autre lecteur remarque que la raie dans les cheveux est à droite sur ce tableau alors qu’elle était à gauche. Un troisième s’étonne que le portrait ait été fait dans la rue en plein hiver.
Un peu plus tard, c’est un article paru dans la Revue Palladienne n°17 et signé de Jules Lefranc qui exprime de nombreux doutes sur l’authenticité en précisant notamment : « (…) on attribue sans hésitation à cet artiste, duquel on ne sait rien, duquel on n’a jamais vu une seule ligne d’écriture, l’annotation manuscrite relevée au dos du carton. »
Quant à Pierre Petitfils, onze ans plus tard, dans sa biographie de Rimbaud, il considère toujours le portrait comme authentique mais il ne le trouve plus ressemblant : « Il semble que l’auteur, le peintre Alfred-Jean Garnier, ait fait une esquisse directe en 1872, puis qu’en 1873 (date du tableau au recto) il ait ajouté maladroitement une couleur pesante et blafarde, qui a supprimé toute ressemblance. »
Lors de l’exposition à la BNF en 1954, ce portrait est présenté comme « présumé » puis à l’exposition au Musée d’Orsay en 1991, le catalogue indique : « (…). Il s’agit d’une huile sur carton, de facture assez grossière, signée Garnier : peut-être (c’est le plus vraisemblable, mais nous n’avons pas pu faire de comparaison de signatures), le peintre Alfred-Jean Garnier né à Puiseaux dans le Loiret. »
Pourtant, Jean-Jacques Lefrère, auteur d’une biographie de Rimbaud parue en 2001, se prononce pour l’authenticité : « Garnier n’a gommé ni les lèvres épaisses, ni les boursouflures et les méplats du bas du visage des Rimbaud : « la marque de la famille » selon Julien Gracq. (…). Ressemblant et authentique, ce portrait l’était pourtant, mais il ne correspondait pas à l’imagerie traditionnelle : c’est son principal défaut. Le poète y apparaît même, sacrilège suprême, sensiblement vieilli avant l’âge.»[1]
Il reconnait que l’identité du peintre n’est pas formellement établie alors que pour les découvreurs René Char et Jacques Dupin ce ne pouvait être qu’Alfred-Jean Garnier. Ils ne disaient pas pourquoi mais on peut le deviner : c’est le seul peintre de cette période figurant au Dictionnaire critique et documentaire des peintres (plus familièrement appelé le Bénézit du nom de son auteur), dont le nom et le prénom correspondent à la signature au recto « A. Garnier ».
Alors qui était Alfred-Jean Garnier ? J’ai pu retrouver des éléments de sa biographie et sa signature.
Le Bénézit indique qu’il est né à Puiseaux dans le Loiret. Les archives de l’état civil du Loiret sont en ligne à partir de 1833 et on y trouve un seul Garnier né à Puiseaux en 1848. Il s’agit d’Emile Marie Alfred Garnier né le 9 décembre 1848 (document 101).
Il a 21 ans lorsqu’il entre à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts à Paris le 20 mars 1869 dans la section Sculpture[2].
Il fait ensuite son service militaire dans la Garde Nationale et participe à la défense de Paris lors du siège par l’armée prussienne en octobre 1870. Il fera ensuite des périodes d’exercice comme réserviste jusqu’en 1890. La profession déclarée à l’armée est toujours celle de sculpteur. Ses adresses successives figurent sur son dossier militaire que l’on peut consulter aux Archives de Paris.[3]
Il résida d’abord au 24, rue du Cherche-midi, à proximité de l’Ecole des Beaux Arts, puis au 27, rue de Fleurus et enfin 19, rue de Couesnon dans le 14ème arrondissement de Paris.
On le retrouve au Bottin du commerce de Paris, où il est enregistré comme peintre avec son adresse, ce qui  permet de savoir qu’il a occupé son atelier de la rue de Fleurus de 1873 à 1875. Dans la liste des peintres ayant exposé au Salon de 1874[4], on trouve un Alfred-Jean Garnier dont l’adresse est le 27, rue de Fleurus et on est donc sûr qu’Emile Marie Alfred Garnier et Alfred-Jean Garnier sont bien une seule et même personne.
Pour la suite de sa carrière, l’écrivain Hector Malot nous a laissé des indications. Il raconte dans Le Roman de mes romans, 1896, que lorsqu’il a écrit Mondaine il a voulu se documenter car il mettait en scène un peintre émailleur et, pour en savoir plus, il s’était rendu chez Garnier :  « (…) rue de Couesnon, là-bas, bien loin derrière la gare Montparnasse où, dans un petit jardin, je trouvai un atelier de peintre émailleur avec un four pour la cuisson, et l’occupant deux jeunes artistes, MM. Grandhomme et Garnier, qui se mirent à ma disposition avec une entière bonne grâce, en me permettant d’assister à leur travail (…)».
Ces informations sont précisées par le Bénézit, dans la notice consacrée à Paul Grandhomme, peintre sur émail : « (…). En 1877, Alfred-Jean Garnier devint son élève ; ils s’associèrent en 1888 et travaillèrent et signèrent ensemble. (…). »
Garnier et Grandhomme ont exposés leurs œuvres dans plusieurs Salons. On peut en voir aujourd’hui quelques-unes au Musée d’Orsay (Galerie Symboliste). Selon la notice consacrée à Garnier au catalogue en ligne du Musée d’Orsay, il est mort à Bazoches en 1908.
Il s’était marié et nous disposons ainsi d’un exemplaire de sa signature. Il avait épousé le 18 juillet 1885 Marie Mathilde Missier à la mairie du 14ème arrondissement. Il a apposé sa signature avec son prénom sur le registre d'état civil, ce qui permet de comparer les signatures, ainsi que l'écriture du prénom et celle du texte au dos du tableau, et de constater qu' elles sont différentes.



Nous sommes donc en présence d’un tableau qui a peut-être été peint par Alfred-Jean Garnier mais rien ne le prouve. A quelle date ? En 1873 selon le peintre ou en 1872 selon l’inscription portée au verso, par une main qui pourrait être celle du peintre mais rien ne le prouve, en tout cas pas celle d’Alfred-Jean Garnier.
Les « découvreurs » René Char et Jacques Dupin affirmaient que « le peintre ne peut être qu’Alfred-Jean Garnier ». Dans ce cas, il faudrait bien admettre que l’annotation au verso, avec l’opportun changement de date concordant avec l’endroit indiqué et l’adresse de Rimbaud à cette époque, aurait été rajoutée par quelqu'un d’autre que le peintre.









[1] Arthur Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère, Fayard, 2001, p 428-429.
[2] Archives nationales, AJ/52/325
[3] Cote D4R1 67, n°583
[4] Sanchez,  Les catalogues des Salons, 1872-1874