vendredi 30 septembre 2016

Le séjour de Rimbaud à Paris (suite)


L'hôtel des Zutistes
Après avoir quitté la chambre louée par Banville, Rimbaud allait trouver refuge à l’Hôtel des Étrangers, siège du cercle zutiste. Le cercle zutiste avait été créé peu avant à l’initiative de Charles Cros. Il rassemblait des parnassiens et quelques artistes comme André Gill ou le poète et musicien Cabaner qui en était le gérant. Les Zutistes tenaient un album où chacun pouvait écrire. Il n’était pas destiné à publication mais il fut conservé et publié plus tard. On y trouve de nombreuses contributions de Rimbaud.1
Ernest Delahaye a donné une description de l'endroit où se retrouvaient les Zutistes. En compagnie de Verlaine, il y était allé voir Rimbaud lors d’une visite à Paris : « Là se trouve un hôtel qui portait - porte encore aujourd’hui – sur son balcon cette inscription : Hôtel des Étrangers. Une grande salle de l’entresol avait été louée par des gens de lettres, peintres, musiciens, fraction du Tout Paris artiste pour y être chez eux, entre eux, et causer à leur aise des choses qui les intéressaient. (…) Rimbaud dormait sur une banquette. Il se réveilla à notre arrivée, se frotta les yeux en faisant la grimace, nous dit qu’il avait prix du hachisch. »2
Cet hôtel se trouvait au 2 rue Racine3. Une petite polémique eut lieu parmi les biographes de Rimbaud car un dessin figurant dans l'Album laisse croire que la pièce des Zutistes était au troisième étage alors que Delahaye la situait à l'entresol. D'après le descriptif figurant au calepin de la rue Racine, il n’y avait pas de grande pièce au troisième étage. La salle de réunion était plus probablement une des boutiques du rez-de-chaussée qui communiquait par un escalier intérieur avec l'entresol.


Dessin figurant dans l'Album zutique



Archives de Paris, calepin de la rue Racine, D1P4 926


Rimbaud devra quitter cet hôtel en décembre, peut-être après avoir fait une mauvaise blague à Cabaner dont il s'est vanté lui-même auprès de Delahaye, qui l'a rapportée : «La plupart des anecdotes sur les frasques de Rimbaud doivent n’être acceptées que sous réserve. Il ne faut pas oublier la préoccupation puérile (il avait seize ans) qu’il a eue quelques temps de se poser en « monstre » (si monstre il est, c’est intellectuellement) de courir au-devant de l’horreur et du mépris. Ainsi, l’histoire du lait de Cabaner. Voici à peu près comment Rimbaud me racontait cela, pendant le séjour de quelques mois qu’il fit à Charleville – retour de Paris, en 1872 : 
C’est embêtant, j’ai maintenant une sale réputation à Paris. Causes : les blagues des camarades et aussi les miennes d’ailleurs. Je me suis amusé – c’était bête – de me faire passer pour un ignoble cochon. On m’a pris au mot. Ainsi, je raconte un jour que je suis entré dans la chambre de Cabaner absent, que j’ai découvert une tasse de lait apprêtée pour lui, que je me suis b… dessus et que j’ai éj… dedans. On rigole et puis on va raconter la chose comme vraie…»4
Mais c'est plutôt par crainte d'un contrôle fiscal, selon Delahaye, que les Zutistes ont quitté cette salle. Dans ce cas, ils en sont partis avant le premier janvier.

La chambre rue Campagne-Première
A nouveau, les bienfaiteurs de Rimbaud ont dû intervenir. C’est Verlaine qui loua une chambre rue Campagne-Première, dans le quatorzième arrondissement, que Rimbaud occupa du début janvier à la fin mars 1872, avant de regagner Charleville.
On sait que le dessinateur Jean-Louis Forain, surnommé Gavroche, a habité avec Rimbaud cette chambre de la rue Campagne-Première. Jean-Jacques Lefrère a cité divers témoignages à ce sujet, dont celui du marchand de tableau René Gimpel. Il avait dit un jour à Forain qu'il avait appris qu'il avait connu Rimbaud : « Ah mais très bien me répond-il, si bien que j’ai logé deux mois avec lui rue Campagne-Première, dans un taudis épouvantable ; ça lui convenait, ça lui plaisait, il était si sale. Nous n’avions qu’un lit, lui couchait sur les ressorts et moi par terre sur le matelas. Nous avions un pot d’eau grand comme un verre presque trop grand pour lui. Moi, j’allais me laver dans la cour et je me mettais comme au régiment nu jusqu’à la ceinture. Notre vie inquiétait le concierge et, tandis que je ruisselais d'eau, il vint un jour engager la conversation et me demanda ce que je faisais. Je lui répondis que je dessinais. »5
Nous avons aussi le témoignage de l’abbé Mugnier, dans son journal : «Vers 1872, Forain habitait rue Campagne-Première avec Rimbaud ; ils y couchaient dans des lits hasardeux. Forain avait pris la paillasse et Rimbaud le matelas. »6


Jean-Louis Forain par Nadar, BNF


L'abbé Mugnier a aussi publié dans son journal, à la date de 1935, une lettre du peintre Jolibois, surnommé La Pomme, adressée à la veuve Forain. Son témoignage est tardif, après la mort de Forain en 1931, et peu fiable : « Quant à Rimbaud, quand je l’ai connu, il arrivait de Charleville, son pays natal, ayant fait le voyage dans un bateau de charbon par les canaux. Il logeait rue Campagne-Première au dépôt des petites voitures dont l’immeuble était habité presque exclusivement par des cochers. Il avait là une chambre assez vaste qui paraissait d’autant plus vaste qu’il n’y avait pas de meubles. Dans une encoignure une paillasse avec des couvertures de cheval, une chaise en paille, une table en bois blanc avec dessus quelques papiers et une bougie fichée dans un pot à moutarde. C’était tout. »
C'était la Compagnie Générale des Voitures de Paris qui occupait un vaste terrain7 à l’angle du boulevard d'Enfer (actuel Boulevard Raspail) et de la rue Campagne Première. Il y avait là des écuries pour plus de sept cents chevaux et l'on peut imaginer l'ambiance et l'odeur.

Archives de Paris, calepin du Boulevard d'Enfer, D1P4 380


Verlaine a décrit cette chambre, un « garni », dans un poème Le Poète et la Muse, dont le manuscrit est accompagné d’une mention « A propos d’une chambre rue Campagne-Première »8:

La chambre, as-tu gardé leurs spectres ridicules,
Ô pleine de jour sale et de bruits d’araignées ?
La chambre, as-tu gardé leurs formes désignées
Par ces crasses au mur et par quelles virgules ?

Jolibois fut le premier a indiqué une adresse pour cette chambre. Il désigne un petit immeuble de deux étages dans un angle de ce terrain, mais ce n'est probablement pas là que se trouvait la chambre de Rimbaud.
Pourtant, Pierre Petitfils indiquera lui aussi cette localisation en apportant des précisions :
« C’est ainsi que vers le 15 ou le 20 novembre, Rimbaud eut pour domicile une mansarde dans le comble d’un vague hôtel de l’angle du boulevard d’Enfer (Raspail) et de la rue Campagne-Première, en face du cimetière Montparnasse. Au rez-de-chaussée se trouvait une boutique « Vins et boulangerie » tenue par un certain Trépied ; la clientèle était surtout composée de cochers d’omnibus dont le dépôt était voisin.»9
Il cite aussi l'article d'une journaliste qui était venue enquêter sur place en 1936, où un vieil artisan témoignait à propos de la boutique du marchand de vin : « C’est là que j’ai vu Rimbaud et Verlaine, le premier tout jeunet, l’autre avec quelque chose de pur et de démoniaque, qui restaient des quarts d’heure sans parler devant quelque boisson, puis s’en allaient bras dessus bras dessous, le long de cette rue Campagne-Première. »10
Verlaine et Rimbaud fréquentaient donc ce bistrot mais rien n'indique que la chambre se trouvait dans le même immeuble. La boutique du marchand de vin occupait tout le rez-de-chaussée de ce petit pavillon de deux étages. Il y avait une salle de billard au premier étage et six chambres à louer au deuxième, qui d'ailleurs n'étaient pas mansardées, contrairement à la description qu'en donne Petitfils.

A gauche, l'immeuble à l'angle avec le boulevard d'Enfer


Ce pavillon, implanté sur une vaste enceinte abritant des centaines de chevaux, ne correspond pas non plus à la description de Forain qui allait se « laver dans la cour » de l'immeuble.
Quant à Lefrère, il situe l'immeuble « au croisement » des boulevards d’Enfer (Raspail), de Montrouge (Edgard Quinet) et de la rue Campagne-Première, mais c'est impossible car ces trois voies n'ont pas d'intersection commune.
Il n’y avait qu’un seul immeuble proposant des garnis à louer dans cette partie de la rue Campagne-Première, c’était au numéro 27, en face de la Compagnie des Voitures. Ce bâtiment avait quatre étages et les garnis, donnant sur la rue ou sur une cour, occupaient les trois derniers. C’est probablement là qu’a vécu Rimbaud pendant cette période.
A quelques mois près, il aurait d’ailleurs pu croiser Jules Vallès. Celui-ci s’était caché dans un immeuble voisin après la Commune, jusqu’en juin 1871 avant de pouvoir gagner Londres, comme il l’a raconté plus tard. Il était hébergé par le sculpteur Auguste Roubaud qui avait un grand atelier au 21 de la rue Campagne Première.

L'atelier de Jolibois
Forain, après avoir quitté la chambre de la rue Campagne-Première, habitera quelque temps le Quai d'Anjou puis s’installera dans l’atelier du peintre Jolibois. Rimbaud fréquentait alors cet atelier de Jolibois, où il fit la connaissance de Jean Richepin. Celui-ci a livré plus tard ce récit :
«Nous nous retrouvions, Nouveau et moi, assez fréquemment, avec Ponchon, Forain, Mercier, Cretz – peintre alsacien qui avait failli être fusillé au lendemain de la Commune pour sa ressemblance avec Félix Pyat – dans l'atelier, sis rue Saint Jacques, d'un vague peintre nommé Jolibois. (…) C'est chez Jolibois que je rencontrai Rimbaud pour la première fois. Une allure gauche de paysan, de grandes mains et de grands pieds, des cheveux en chaume mais des yeux d'ange, des yeux inoubliables. Bon poète et mieux que bon, mais quel mauvais coucheur ! (…) Dans l’atelier de Jolibois, on disait aussi des vers, mais ils n’étaient jamais signés Carjat ! Et ils trouvaient grâce devant Rimbaud, fort chatouilleux sur le chapitre. »11
Il fait ici allusion à « l'incident Carjat » : Rimbaud avait blessé Carjat avec une canne-épée lors du dîner des Vilains Bonshommes du 2 mars.
Cet atelier était donc rue Saint-Jacques en mars 1872, peu après l’incident Carjat. Pourtant, selon Lefrère qui a négligé ce témoignage de Richepin, l'atelier de Jolibois était à cette période au 22, rue Monsieur-le-Prince. Il cite pour cela la lettre que Jolibois avait adressé à la veuve Forain, dans laquelle il a livré un témoignage tardif, vers la fin de sa vie, et sa mémoire était alors sans doute défaillante.
Il dit d'abord qu'il a rencontré Forain tout de suite après la Commune et poursuit : «  Forain et moi avons habité tour à tour la rue de Rennes, le passage Stanislas, la rue Monsieur-le-Prince n° 22 et la rue Saint-Jacques. La maison de la rue Monsieur-le-Prince avait abrité Daumier trente ans auparavant. » Il confond ici, probablement, deux dessinateurs, Honoré Daumier qui n'a jamais habité cet immeuble et Gustave Doré qui y a vécu de 1857 à 1864.
Il décrit ensuite un séjour à la campagne avec Forain « vers la fin de l’hiver » puis le retour à Paris à la fin de l’été 1872 et poursuit : «  J’ai loué alors un atelier (atelier est peut-être un peu prétentieux), une vaste pièce dans un immeuble modeste rue Saint Jacques tout en haut de la rue, près du boulevard de Port Royal, quartier populeux où on pouvait manger des cornets de pommes frites dans la rue sans se faire remarquer. Nous habitions là à trois, Ponchon, Forain et moi. (…) Je crois me souvenir que c’est à ce moment-là que Forain est allé habiter l’hôtel de Lauzun sur le quai d’Anjou. 1873 est venu, départ pour le régiment où il est allé faire un an de service. »
Selon ce récit, il a d'abord vécu rue Monsieur-le-Prince avant de s'installer rue Saint-Jacques à la fin de l'été 1872. Pourtant le calepin de la rue Monsieur-le-Prince prouve sa présence au premier janvier 1873. Jolibois a donc inversé l'ordre chronologique des deux ateliers et c'est bien celui de la rue Saint-Jacques qu'a connu Rimbaud.

Archives de Paris, 22 rue Monsieur-le-Prince, D1P4 744


Il a déménagé l'année suivante, remplacé par Luigi Loir et Georges Lorin qui en ont donné un récit, mais Forain est resté à cette adresse qu'il donne encore pendant son service militaire en 187412.
Richepin a entretenu ensuite une correspondance avec Rimbaud qu'il a malheureusement perdue, ainsi qu'un « cahier d'expression » qu'il lui avait donné : « Par la suite, je fus en correspondance avec Rimbaud ; mais ses lettres, si curieuses et dont plusieurs étaient illustrées d'amusants dessins à la plume, – comme celles de Verlaine et de Nouveau, – ses lettres ont disparu de mes papiers ; de même un « cahier d'expressions » où il notait les mots rares, des fusées de rimes, des schémas d'idées et qu'il m'avait donné. »

Le retour à Charleville
Vers la fin du mois de mars, Mathilde Mauté adressa à Verlaine une demande de séparation de corps. Il retourna alors rue Nicolet tandis que Rimbaud rentrait à Charleville. Il se chargea de déménager les affaires que celui-ci avait laissé avec l'aide de Forain et lui écrivit le 2 avril : « Gavroche et moi nous sommes occupés aujourd’hui de ton déménagement. Tes frusques, gravures et moindres meubles sont en sécurité. En outre, tu es locataire rue Campe jusqu’au 8. »13
Rimbaud rejoindra à nouveau Verlaine à Paris un mois plus tard en mai 1872. Il logera d'abord dans une chambre d'hôtel de la rue Monsieur-le-Prince au mois de mai, puis en juin à l'hôtel Cluny où il écrira la célèbre lettre de «Parmerde. Juinphe 72».
Puis au début juillet, Rimbaud et Verlaine partirent pour la Belgique.

__________________________________

Ajouté le 21 septembre 2018

Dans sa lettre de « Juinphe 72 » adressée à son ami Delahaye, Rimbaud évoquait les deux hôtels où il avait logé.

« Maintenant, c'est la nuit que je travaince. De minuit à cinq du matin. Le mois passé, ma chambre, rue Monsieur-le-Prince, donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. A trois heures du matin, la bougie pâlit ; tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. — Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c'était une mansarde, ma chambre. A cinq heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais manger, et me couchais à sept heures du matin, quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles. Le premier matin en été, et les soirs de décembre, voilà ce qui m'a ravi toujours ici.
Mais en ce moment, j'ai une chambre jolie, sur une cour sans fond, mais de trois mètres carrés. — La rue Victor-Cousin fait coin sur la place de la Sorbonne par le café du Bas-Rhin et donne sur la rue Soufflot, à l'autre extrem. — Là, je bois de l'eau toute la nuit, je ne vois pas le matin, je ne dors pas, j'étouffe. Et voilà. (...) »
A. R.
Rue Victor Cousin, Hôtel de Cluny

L'Hôtel Cluny existe toujours, rue Victor Cousin. La petite cour intérieure ne mesure pas trois mètres carrés bien sûr, ce qui serait minuscule, ni même trois mètres sur trois, mais elle n'est pas bien grande et manque de lumière. Il occupait sans doute une chambre des étages inférieurs ce qui expliquerait qu'il ne voyait pas « le matin ».
Quant à l'hôtel de la rue Monsieur-le-Prince où sa chambre donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis, on a longtemps cru qu'il s'agissait de l'hôtel Stella, au n° 41 de la rue mais c'est une erreur. J'ai retrouvé l'emplacement de ce jardin du lycée : le calepin cadastral du Boulevard Saint Michel (adresse de l'entrée du lycée) de 1862 et un plan daté de 1880 conservés aux Archives de Paris mentionnent un seul jardin, qui se trouvait au sud du lycée. On ne peut pas le voir depuis l'hôtel Stella comme le montre la vue satellite.

Lycée Saint Louis, 1880. Archives de Paris.

Deux hôtels figuraient au Bottin du Commerce de Paris (1871-72) dans cette partie de la rue Monsieur-le-Prince et un seul avait des fenêtres donnant sur le jardin, l'hôtel de Saône-et-Loire au n° 59, et c'est donc celui où logeait Rimbaud. Il n'existe plus aujourd'hui : il a été détruit en 1911, ainsi que le jardin, lorsque la rue de Vaugirard a été prolongée jusqu'au Boulevard Saint Michel.
____________________________________________________


1 Album zutique. Introduction, notes et commentaires de Pascal Pia, 1961.
2 Ernest Delahaye, Souvenirs familiers, 1925.
3 L'immeuble existe toujours, à l'angle de la rue Racine et de la rue de l'École de Médecine.
4 Le Bateau ivre n°13, Septembre 1954. Numéro spécial du Centenaire.
5 Jean-Jacques Lefrère, Rimbaud, 2001, p 393.
6 Arthur Mugnier, Journal : 1879-1939, 1985.
7 Au 35/43 Boulevard d'Enfer.
8 Paul Verlaine, Romances sans paroles suivi de Cellulairement.
9 Pierre Petitfils, Rimbaud, 1982.
10 Petitfils indiquait en note que cet article est paru dans Le Miroir du monde en 1936. Je ne l'ai pas retrouvé dans cette revue.
11 Revue de France, 1er janvier 1927.
12 Archives de Paris, D4R1 130, n° 2380-397
13 Paul Verlaine, Correspondance générale, publiée par Michael Pakenham, 2005.

dimanche 4 septembre 2016

Le séjour de Rimbaud à Paris




Arthur Rimbaud a séjourné à Paris du mois de septembre 1871 au début mars 1872 puis en mai-juin de cette même année. Auparavant, il avait déjà fait deux brefs voyages à Paris depuis sa ville natale de Charleville.
Les nombreuses biographies de Rimbaud ont décrit ce séjour dans la capitale avec plus ou moins de précisions. La plus récente et la plus complète a été publiée en 2001 par Jean-Jacques Lefrère, décédé l'an dernier. Le séjour de Rimbaud à Paris y est décrit avec beaucoup de détails et occupe plus d'une centaine de pages. Ce récit comporte néanmoins quelques erreurs ou approximations.

Les deux premières fugues

Rimbaud avait pris le train une première fois pour Paris à la fin août 1870, il avait alors seize ans. Il avait voyagé sans billet et avait été arrêté à l'arrivée à Paris. Après quelques jours passés en prison, il avait été renvoyé à Charleville.
Il reviendra fin février–début mars 1871 pour un bref séjour d'une quinzaine de jours. On ignore où il a logé durant ces quinze jours mais selon plusieurs témoignages1, il s'est présenté à l’improviste chez le caricaturiste André Gill.
Cet épisode a été confirmé notamment par son ami d’enfance Ernest Delahaye2 et par Verlaine dans Les Hommes d’aujourd’hui : « A son premier voyage, il avait effarouché le naïf André Gill. ». André Gill, de son véritable nom Louis Gosset de Luynes, était déjà un caricaturiste reconnu à l'époque. Il avait publié ses caricatures dans La Lune jusqu'à son interdiction en 1868 puis dans L'Éclipse qui avait pris la suite.

L'Éclipse, dessin de Gill, 8 octobre 1871
André Gill par  Carjat, Musée Carnavalet



















       Pour Lefrère, qui décrit l’endroit en détail, Rimbaud s’est présenté à l’adresse où Gill avait son atelier 89 rue d’Enfer (actuelle rue Henri Barbusse). Mais ce n’est pas la bonne adresse, Gill ne s’étant installé rue d’Enfer qu’à partir de 1874 comme le montre les documents des Archives de Paris. Il n'y avait pas de véritable cadastre à Paris à cette époque mais des « calepins » qui donnaient un descriptif des immeubles avec le nom des locataires au 1er janvier de chaque année, pour calculer notamment le montant de la « contribution mobilière » et de la patente éventuelle.

Archives de Paris, calepin de la rue d'Enfer, D1P4380

Son biographe Charles Fontane indique qu’à cette période « entre la guerre et la Commune » (donc en février-mars 1871) l’atelier de Gill était au 13 Boulevard Saint Germain3. Cette adresse est confirmée par Étienne Carjat, qui fut caricaturiste avant d'être photographe, et était un ami de Gill. Gill avait participé à la Commune en tant que membre de la Fédération des Artistes et avait dû se cacher dans Paris à la fin de la Semaine sanglante, pendant plusieurs mois. Carjat a raconté plus tard sa cavale dans Le Journal en 1895. Il fut notamment hébergé par le dessinateur Félix Régamey puis par le tapissier Lapierre, près de la rue Notre-Dame de Lorette où Carjat avait son atelier. Il précise que Gill avait regagné son atelier « boulevard Saint Germain » au mois d'octobre 1871.

La rencontre avec Verlaine, rue Nicolet

Quelques mois plus tard, dans la deuxième quinzaine de septembre 1871, Rimbaud revient à Paris à l'invitation de Verlaine. Il lui avait auparavant envoyé des poèmes et lui avait fait part de son souhait de venir à Paris, en précisant qu'il était « sans ressources ». Il est attendu à la Gare de l’Est par Verlaine et le poète et inventeur Charles Cros, mais ils vont le manquer. Rimbaud se rendra seul au domicile de Verlaine, qui vivait avec sa femme Mathilde née Mauté chez ses beaux-parents au 14 rue Nicolet, où Verlaine et Cros vont le retrouver un peu plus tard.
Il logera quelques jours rue Nicolet puis va bénéficier d’une hospitalité « circulaire » selon l’expression de Verlaine de la part de quelques poètes parnassiens qui vont s’efforcer de l’héberger et d’assurer sa subsistance.
L’épouse de Verlaine a raconté plus tard l’arrivée de Rimbaud : « Mon mari était allé l’attendre à la gare. Il le trouva en rentrant à la maison, dans le petit salon où ma mère et moi l’avions fort bien accueilli. C’était un grand et solide garçon à la figure rougeaude, un paysan. (…) Les cheveux hirsutes, une cravate en corde, une mise négligée. Les yeux étaient bleus, assez beaux, mais ils avaient une expression sournoise que, dans notre indulgence, nous prîmes pour de le timidité. Il était arrivé sans aucun bagage, pas même une valise, ni linge, ni vêtements, autres que ceux qu’il avait sur lui. Il dîna avec nous, parla peu, puis monta se coucher, disant que le voyage l’avait fatigué. »4 Verlaine a lui aussi raconté cette première rencontre : « nous le trouvâmes causant tranquillement avec ma belle-mère et ma femme dans le salon de la petite maison de mon beau-père, rue Nicolet, sous la Butte. (…) On dîna. Notre hôte fit honneur surtout à la soupe et pendant le repas resta plutôt taciturne, ne répondant que peu à Cros qui peut-être ce premier soir-là se montrait un peu bien interrogeant (…) lui demandant en quelque sorte compte de la "genèse" de ses poèmes. L'autre, que je n'ai jamais connu beau causeur, ni même très communicatif en général, ne répondait guère que par monosyllabes plutôt ennuyés.»5
La maison des Mauté avait deux étages, le deuxième était mansardé. Les parents de Mathilde occupaient le premier et le couple Verlaine le deuxième. Rimbaud fut logé dans une chambre du deuxième. On connaît une photo de cette maison à l'époque. Le calepin de la rue Nicolet donne la description de l'intérieur. Les mentions Paf (Pièce à feu) et Psf indiquent les pièces pourvues ou non d'un moyen de chauffage.

Archives de Paris, rue Nicolet, D1P4800
14 rue Nicolet, vers 1870

Cette maison existe toujours mais elle a fait l'objet d'importantes modifications en 18916. Seule la structure du rez-de-chaussée et du premier étage a été conservée et une nouvelle construction a été édifiée autour. Elle a aujourd'hui quatre étages.
Rimbaud devra quitter la rue Nicolet pour des raisons qui ont été indiquées par Mathilde et Verlaine. D’après Mathilde, il avait cassé volontairement plusieurs objets et « commis des indélicatesses ».
Verlaine a fait aussi allusion à des excentricités de Rimbaud  qui avaient amenées sa belle-mère a demander son départ : « D’autres excentricités de ce genre, d’autres encore, ces dernières entachées, je le crains, de quelque malice sournoise et pince-sans-rire, donnèrent à réfléchir à ma belle-mère »7.
On peut dater, par recoupements, le départ de Rimbaud de la rue Nicolet entre le 7 et le 18 octobre.8
Quelques jours avant, Rimbaud avait été présenté aux parnassiens qui se réunissaient chaque mois pour les dîners des « Vilains Bonshommes ». C'était lors du dîner du 30 septembre.

Chez Charles Cros, rue Séguier.

Après son séjour rue Nicolet, Rimbaud va être hébergé par Charles Cros, qui était venu l’accueillir avec Verlaine à la gare de l’Est. C'était un poète parnassien mais aussi un scientifique. Il est notamment l’inventeur du phonographe un peu avant Edison et s’est livré à des recherches sur la photographie en couleurs pendant vingt ans. Il s'est aussi intéressé à la synthèse des pierres précieuses. Pour ses recherches, il avait le soutien financier de mécènes comme le duc de Chaulnes ou le comte de Chousy.

Charles Cros par Nadar, BNF

       Charles Cros n’avait pas de domicile fixe à l’époque mais en octobre 1871, il avait loué pour quelques temps un appartement au 13 rue Séguier. Il a indiqué dans une lettre du 6 novembre, qui fut longtemps conservée par le libraire et collectionneur Pierre Bérès, qu'il avait hébergé Rimbaud « pendant la moitié du mois dernier » probablement la deuxième moitié. Pierre Bérès a longtemps refusé de laisser publier le contenu de cette lettre. Elle a finalement été publiée en 2011.9
« Rien n’est beaucoup changé ici depuis lors ; sauf que je suis établi charbonnier agglomérateur rue Séguier 13. J’ai loué là, à la faveur de Chousy un appartement où j’ai mis quelques bibelots.
Pendant la moitié du mois dernier j’ai logé Arthur Rimbaud, je le nourrissais à mes frais, ce qui m’a fort mis en retard pour l’instant. Aussi j’ai imaginé de faire à quelques uns du groupe, une petite rente à ce nourrisson des muses. Banville a apporté chez moi pour ledit Rimbaud des lit, matelas, couverture, draps, toilette, cuvette, etc, etc. Puis Camille, Verlaine, Blémont et moi nous donnons chacun quinze francs par mois et je vous demande si vous pouvez en être avec nous. La souscription a commencé à partir du 1er novembre. Je regrette de n’avoir pas de ses vers à vous envoyer mais je suis sûr que vous les trouverez beau. Les vers de Mallarmé vous en donneront une vague idée. »
La boutique du charbonnier était au rez-de-chaussée du 13 rue Séguier. Elle était louée au nom de Ginisty. J'ignore s'il était parent de l'écrivain et journaliste Paul Ginisty qui fut ensuite un voisin de Théodore de Banville.10

Archives de Paris, calepin de la rue Séguier, D1P41089

         L'appartement cité par Cros a sans doute été loué pour une courte période car on ne trouve ni Chousy ni Cros parmi les noms des locataires. Selon Jean-Jacques Lefrère, il devait être « assez spacieux car il était à la fois un atelier pour le peintre [Michel Eudes], un laboratoire pour le chercheur et un asile de nuit occasionnel pour les camarades sans gîte. » Gustave Khan a décrit au contraire un petit appartement: « Cros hébergea Rimbaud, dans les premiers temps de son arrivée à Paris, dans son étroit logis de la rue Séguier. »11
Cros ne dit pas pour quelle raison il mit Rimbaud à la porte. Pour Gustave Kahn, il avait chez lui les numéros de la revue L'Artiste qui avait publié ses poèmes et il s'aperçut un jour que des pages avaient été déchirées. « Rimbaud se targua de les avoir lacérées, et non par admiration et pour les posséder. Il les avaient affectées à différents usages familiers ! Cros se fâcha ! Qui n'eut fait de même ? »
Louis Marsolleau a donné une autre version : Charles Cros fut surpris « quand il aperçut, par un jeu de glaces, son invité qui s'apprêtait à lui enfoncer un poinçon dans le dos. Du coup il coupa court à cette hospitalisation dangereuse et malgré le père Banville, Richepin et les autres, il mit Rimbaud à la porte. »12

Selon Verlaine, c'est aussi au cours de ce mois d'octobre qu'il conduisit Rimbaud se faire photographier chez Étienne Carjat. L'atelier était au 10 rue Notre Dame de Lorette, au centre d'une cour. On peut le voir encore aujourd'hui, les lieux n'ont guère changé.

A nouveau chez Gill ?

Au début novembre, Rimbaud se serait à nouveau rendu chez André Gill qui l'aurait alors hébergé quelques jours. A ma connaissance, le colonel Godchot est le seul parmi les biographes de Rimbaud, avec Lefrère qui reprend le même argument, à avoir mentionné un second passage chez le caricaturiste. La seule preuve qu'il avance n'est guère convaincante : c'est une citation du roman à clefs de Félicien Champsaur, Dinah Samuel, qui décrit l'arrivée de Rimbaud chez Gill « un matin de printemps ».

Chez Banville, rue de Buci

Les amis poètes parnassiens de Rimbaud vont lui chercher un nouveau point de chute en s'adressant à l'un d'entre eux, Théodore de Banville. Rimbaud lui avait envoyé quelques-uns de ses poèmes en mai 1870.
Banville habitait alors au 10 rue de Buci, une maison ou un appartement selon les divers témoignages. Il s'agissait en fait d'un immeuble de cinq étages avec des chambres mansardées au cinquième. C'est madame de Banville qui s'est chargée de louer une de ces chambre et de la meubler pour accueillir Rimbaud.

 
Théodore de Banville par Nadar, BNF

Archives de Paris, calepin de la rue de Buci, D1P4169


       Jean-Jacques Lefrère donne plus de détails. Il indique que Banville vivait en concubinage avec Elisabeth Rochegrosse et précise dans une note qu'il habitait au premier étage et que sa compagne, épouse de Jules Rochegrosse, vivait au deuxième « pour sauvegarder les apparences ».
En réalité, Banville vivait depuis longtemps avec Elisabeth Rochegrosse et son fils Georges, qui sera plus tard un peintre reconnu. Ils étaient installés rue de Buci dans un appartement de trois pièces au deuxième étage, depuis 1869. Edmond de Goncourt a raconté un dîner chez le couple dans son journal en août 1870 où il décrit un intérieur bourgeois et « un bohème vieillissant ».
Raymond Lacroix, le biographe de Banville, cite un rapport de police le concernant, daté de 1873, précisant qu'il « vit en concubinage, depuis une quinzaine d'années, avec une femme mariée, de laquelle il a eu un fils âgé aujourd'hui de quatorze ans. »
Banville mit Rimbaud à la porte au bout de quelques jours. Selon Mallarmé, qui le tenait de Banville, il était apparu nu à la fenêtre de la mansarde donnant sur la cour, « lançant par-dessus les tuiles du toit, peut-être pour qu'ils disparussent avec les derniers rayons du soleil, des lambeaux de vêtement. »13

Il logera ensuite à l’Hôtel des Étrangers, puis dans une chambre de la rue Campagne Première, séjour qui fera l'objet d'un prochain article.




1  Lefrère cite ceux de Lepelletier en 1907 et Darzens en 1892.
2   Ernest Delahaye, Rimbaud, l'artiste et l'être moral, 1923.
3  Charles Fontane, Un maître de la caricature : André Gill, 1927.
4   Ex-madame Paul Verlaine, Mémoires de ma vie, 1935.
Œuvres complètes de Paul Verlaine, Club du meilleur livre 2, 1959, p 1290.
6   Archives de Paris, VO11/2381.
7   Œuvres complètes de Paul Verlaine, Club du meilleur livre 2, 1959, p 1291.
8   Voir Bernard Teyssèdre, Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, 2011.
9   Par Jean-Jacques Lefrère, dans la préface du livre de Teyssèdre.
10  Voir l'article de Ginisty dans L'Écho de Paris du 8 février 1930.
11 Gustave Kahn, Silhouettes littéraires, 1925, p 40.
12 Cité par Louis Forestier, Charles Cros, l'homme et l’œuvre, 1969, p 99.
13 Cité par Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, 2001, p 357.

mardi 3 mai 2016

Van Gogh à Paris

La Segatori et son Tambourin

 

 

Corot, Agostina, 1866.
Van Gogh, Autoportrait, 1887.


          Vincent Van Gogh arrive à Paris à la fin février 1886, à l'âge de trente-trois ans. Il avait passé auparavant deux ans à Nuenen aux Pays-Bas. Puis après un bref passage à Anvers, il a décidé de rejoindre son frère Théo qui vit à Paris. La ville ne lui est pas inconnue, il y avait fait un premier séjour en 1875 où il travaillait comme employé de la galerie Goupil.
Théo va l'accueillir et l'héberger chez lui, dans un premier temps rue Laval (actuelle rue Victor Massé), mais le logement étant très exigu, ils vont déménager rapidement pour s'installer sur la Butte Montmartre, au 54 rue Lepic.

Montmartre en ce temps-là (1886)
Montmartre vit alors ses grandes heures, le quartier abrite des écrivains et des artistes. Le café de la Nouvelle Athènes, sur la place Pigalle, est le rendez-vous des impressionnistes, on peut y voir Renoir ou Degas. A quelques pas de là, le café du Rat Mort, où Rimbaud a blessé Verlaine d'un coup de couteau en 1872, est toujours en activité. Le soir, on se retrouve dans des cabarets comme le célèbre Chat Noir, le Lapin Agile ou encore le Divan Japonais.
Aristide Bruant, après avoir fait le bonheur du Chat Noir, triomphe en son nouveau cabaret Le Mirliton où il « engueule le public ». A un nouveau client qui arrive : « Oh ! la, la ! C'te gueule, c'te binette. Oh ! La, la ! C'te gueule qu'il a !», ou bien au moment d'attaquer une nouvelle chanson : « Je vais vous envoyer A Saint Lazare. Et vous autres, tas de chameaux, tachez, au refrain, de brailler en mesure »1.
La Goulue, déjà célébrée dans la presse et qui sera immortalisée par Toulouse-Lautrec, danse le cancan avec Grille d'Égout2 à l'Elysée-Montmartre et au Moulin de la Galette. Elles se produiront plus tard, avec Valentin le Désossé, au Moulin Rouge, dès son ouverture en 1889.

Toulouse-Lautrec, La Goulue, 1892

Vincent va fréquenter pendant quelques mois l'atelier du peintre Cormon. Il y rencontre Émile Bernard et Louis Anquetin qui deviendront ses amis, ainsi que Toulouse-Lautrec qui fera un portrait de lui. Ils sont les peintres du « Petit Boulevard » comme disait Vincent, par opposition aux impressionnistes exposés boulevard Montmartre chez Boussod et Valadon.

La découverte de l'impressionnisme
Si, durant son séjour parisien, Vincent se prend de passion pour les estampes japonaises, les « crépons » qu'il achète en grande quantité, c'est son frère Théo, employé à la galerie Boussod et Valadon (successeur de Goupil), qui lui fait découvrir les tableaux des impressionnistes. Il va alors changer sa façon de peindre, sa palette va s'éclaircir et devenir très colorée.
                                                               
Van Gogh, Le restaurant La Sirène à Asnières, 1887
Van Gogh, Sortie de 
l'église à Nuenen,1884


          « Son frère le conduisit tout de suite boulevard Montmartre ; et là, il lui présenta les tableaux des Impressionnistes qu'il essayait de vendre, malgré l'opposition de Boussod et Valadon. Quelle révélation ce fut pour Vincent : Monet, Renoir, Sysley, Guillaumin, toute la peinture claire, vibrante, en mouvement par ces hachures qui faisaient comme tourbillonner les couleurs ! Vincent en fut accablé. Puis, ce moment de stupeur passé, il s'indigna quand Théo lui apprit que cette peinture neuve, après avoir chassé tous les bitumes, tous les jus, tous les noirs, ne se vendait pas. (...)
Vincent avait soif de tout voir. En même temps qu'il travaillait rageusement, il courait, pour se reposer, au Musée du Louvre ; et là, il restait des heures, prostré, devant les tableaux d'Eugène Delacroix. Il fallait donc modifier toute sa palette, bannir toutes les couleurs sombres, pour ne garder que des couleurs claires, ardentes.»3
Van Gogh fait la connaissance de Paul Gauguin et d'Armand Guillaumin mais aussi des pointillistes Paul Signac et Georges Seurat. Signac a évoqué cette rencontre en 1923 : « Oui, j'ai connu Van Gogh chez le père Tanguy. Je le rencontrai d'autres fois à Asnières et à Saint Ouen ; on peignait sur les berges ; on déjeunait à la guinguette et on revenait à pied à Paris par les avenues de Saint Ouen et de Clichy. Van Gogh, vêtu d'une cotte bleue de zingueur, avait peint sur les manches des petits points de couleur. Collé tout près de moi, il criait, il gesticulait, brandissant sa grande toile de 30 toute fraîche : et il en polychromait lui-même et les passants. »4
Le Père Tanguy dont il est question est un ancien ouvrier qui tient une boutique rue Clauzel et vend des tubes de couleurs aux peintres. Il expose également les toiles que les post-impressionnistes lui laissent en dépôt, souvent celles de Cézanne, et il exposera aussi celles de Van Gogh, de même que trois autres marchands qui prendront ses tableaux. Malheureusement, ni les marchands ni Van Gogh ne parviennent à vendre ses tableaux ou bien à des prix dérisoires, à des brocanteurs. Dans une correspondance, il se déclare même prêt à les vendre au « prix coûtant ». Vincent vit donc de l'aide de son frère et, n'ayant pas les moyens de payer des modèles, il peint surtout des paysages à Montmartre et à Asnières principalement, ainsi que des natures mortes.

Van Gogh, Le Père Tanguy, 1887


             La Segatori
             C'est probablement au début de 1887 que Van Gogh rencontre Agostina Segatori, ancien modèle de peintres et propriétaire du restaurant Le Tambourin, boulevard de Clichy. Agostina est née en Italie à Ancône en 1841. Elle est probablement arrivée à Paris vers 1860 en même temps que d'autres compatriotes qui venaient chercher du travail comme modèles5. Elle a alors posé pour Corot et probablement Manet et Gérôme, ce dernier étant souvent cité dans les témoignages à l'époque.
On sait peu de choses de la Segatori. Sophie de Juvigny, dans un ouvrage consacré au peintre Édouard Dantan, indique qu'il a eu une « longue relation avec un modèle célèbre Agostina Segatori, de 1872 à 1884 »6. En réalité, cette liaison est plus ancienne. En 1869, Gustave Courbet avait remarqué la belle italienne et avait voulu se renseigner auprès de son ami, le photographe Étienne Carjat, qui lui avait répondu dans une lettre que j'ai retrouvée :
« Mon vieux Gustave,
La petite italienne en question s'appelle Melle Agostina ou si tu aimes mieux en français Augustine. Elle est la maîtresse d'un mien ami le jeune Édouard Dantan, le fils du sculpteur, ce qui fait que je ne puis directement me mêler de cette affaire.
Cependant comme la jolie fille pose chez tous les peintres ayant les moyens de lui payer généreusement ses séances, écris-lui sans façon, de ma part, si tu veux, car je crois que la signora me compte au nombre de ses amis, et traite avec elle cette petite affaire d'atelier.
Si tu veux mieux, prie la de se trouver chez Dinochau, vendredi matin à 11 h sous le prétexte de lui éviter une course – Elle demeure 16 rue Duperré – et si mon faible galoubet peut t'être de quelque utilité pour la décider à poser d'une façon moins officielle, je jouerai mon petit air tout comme un autre, tu n'en doutes pas.
Sur ce, écris à la diva, et à vendredi, à moins de contre-ordre de ta part. (...) »7
De cette liaison avec Dantan est né un fils, Jean-Pierre, en 1873. L'enfant est déclaré de « père non dénommé » et porte le nom de sa mère mais il est représenté sur plusieurs tableaux de Dantan dans les années qui suivent. Pendant cette période, celui-ci offre régulièrement des œuvres à Agostina puis ils vont cesser toute relation à partir de 1884, selon Sophie de Juvigny :
« A cette époque [1883], Agostina Segatori a apparemment renoncé au métier de modèle et tient un bar au 62 Boulevard de Clichy, Le Tambourin, où tout l'ameublement adopte la forme de cet instrument. En mai 1882, Édouard Dantan lui offre une œuvre destinée à décorer ce lieu, un bouc peint sur un tambourin. L'établissement est fréquenté par des écrivains, des peintres et des critiques d'après S. Monneret (L'impressionnisme et son époque).
En 1884, Edouard Dantan désigne Agostina sous le nom de Mme Segatori-Morière, il semble donc qu'elle ait épousé un M. Morière. Malgré cela Édouard Dantan lui offre une autre œuvre destinée à son bar, le portrait d'une Villervillaise, La Mère Catin la Dufay, réalisé à nouveau sur un tambourin. »
En fait, Agostina ne s'est pas mariée cette année-là. Pour une raison inconnue, elle a demandé et obtenu une rectification de l'état civil en invoquant une erreur lors de la déclaration : au moment de la naissance de son fils, elle était déjà mariée à un monsieur Morière qu'elle avait épousé à Rome en 1861 et qui est mort en 18798. Son fils s'appellera désormais Jean-Pierre Morière.

Le café-restaurant Le Tambourin
Lorsque Van Gogh arrive à Paris, Agostina a quarante-cinq ans et elle s'est effectivement reconvertie. Elle a ouvert ce café-restaurant Le Tambourin d'abord au 27, rue de Richelieu en 1883, puis au 62, boulevard de Clichy où l'inauguration eut lieu le 10 avril 1885. Les invitations étaient en forme de poème signé par la patronne. Le dîner a rassemblé une centaine de convives parmi lesquels l'écrivain Charles Monselet, qui présidait, et Étienne Carjat.
Le Tambourin est un café artistique. Le plafond a été décoré par le peintre Subic et tout y est en forme de tambourin : les tables, les tabourets, les plats ainsi que l'enseigne extérieure. Aux murs sont accrochés des tableaux et des tambourins décorés par des peintres.
Jehan Sarrazin, dans ses Souvenirs, en a donné une description :
« Augusta, une superbe fille, aux formes plantureuses, l'éloquence de la Chair, avait été longtemps le modèle préféré des peintres en renom, c'est pourquoi la pauvre fille s'imaginait qu'elle n'avait qu'à étaler ses formes splendides dans le comptoir pour attirer une clientèle.
La salle était vraiment pittoresque, et surtout très artistique, remplie de peinture de bon aloi, un petit Luxembourg. Aux murs étaient accrochés des tambourins qui alternaient avec des toiles signées des noms les plus estimés de l'école moderne : Français, Clairin, Gérôme, Hagborg, Dantan, Besnard, Barrias, Bogolouboff, Benjamin Constant, etc, etc.
Le service y était fait par de jolies filles costumées en Italiennes. (…)
Le Tambourin n'était pas une vacherie !
Pourtant, détail particulier, on n'y entrait pas avec des chiens !
Qu'on se rassure, ce n'était pas de crainte qu'ils ne mordissent ces dames, c'était à cause de deux levrettes, maigres, étiques, féroces, qui avaient une telle affection pour leur maîtresse qu'elles ne pouvaient tolérer aucun de leurs confrères. »9
Quelques années plus tard, Gustave Coquiot a aussi évoqué Le Tambourin et la Segatori, avec ses lévriers :
« La décoration intérieure offrait des tambourins peints un peu par tout le monde ; de Faverot à J. van Beers ; mais il y avait également des tambourins qui portaient sur leur peau d'âne des vers de poètes : Émile Goudeau, Rodolphe Darzens, etc.
C'était un cabaret et c'était aussi un restaurant ; et je me souviens que la Segattori possédait deux grands lévriers d'un blanc jaune, dont on retrouvait souvent des poils dans le macaroni, servi dans des plats de faïence, en forme de tambourin. »10
Une gravure de l'époque montre l'intérieur qui comportait deux étages, les tableaux étaient accrochés au deuxième. Plus tard, Le Tambourin accueillera également en soirée un concert tzigane.

Dessin de Coll-Toc, 1886

Publicité. La Gazette du bagne, 15-11-1885. BNF Arsenal.
                              
          En novembre 1885, la Segatori fait paraître des publicités dans quelques journaux11. Peu après, en avril 1886, elle vend les tambourins décorés qui ornaient l'établissement à l'Hotel Drouot, signe sans doute des premières difficultés financières.
L'année suivante, Van Gogh fréquente assidûment l'établissement et sa patronne. Il ne fait guère de doute qu'il eut une liaison avec Agostina. Gauguin, qui l'appelait la Sicatore, disait que Vincent avait été « très amoureux».
Bien que l'on ait aucune certitude, c'est probablement elle qui est représentée sur deux portraits peints par Van Gogh. Le premier est réalisé à l'intérieur du Tambourin, elle est attablée devant une bière, une cigarette à la main. La table à la forme d'un tambourin et en arrière-plan on distingue les crépons japonais chers à Vincent, accrochés aux murs. Il daterait du printemps 1887. Le second serait un peu plus tardif, à la fin de la même année.

Van Gogh, A. Segatori au café Tambourin, 1887
Van Gogh, L'italienne, 1887



















            Van Gogh expose au Tambourin
Van Gogh a d'abord décoré les murs du café avec ses crépons japonais. Il a évoqué cette exposition, ainsi qu'une deuxième, dans une lettre à Théo en juillet 1888.
« Moi j'ai toujours espéré étant à Paris avoir une salle d'exposition à moi dans un café, tu sais que cela a raté. L'exposition de crépons que j'ai eu au Tambourin a influencé Bernard et Anquetin joliment, mais cela a été un tel désastre.
Pour la deuxième exposition dans la salle boulevard de Clichy, je regrette moins la peine. Bernard y ayant vendu son premier tableau, Anquetin y ayant vendu une étude, moi ayant fait l'échange avec Gauguin, tous nous avons eu quelques chose.»12
La deuxième exposition dont il parle a dû avoir lieu à la fin de l'année 1887 car la toile donnée en échange par Gauguin a été peinte à la Martinique13 et celui-ci n'est revenu à Paris qu'en novembre 1887. Cette exposition a eu lieu dans « la salle boulevard de Clichy » donc aussi au Tambourin.
           Par ailleurs, plusieurs témoins14 de l'époque ont mentionné une exposition dans la salle d'un « restaurant populaire de l'avenue de Clichy », sans le nommer. Les biographies récentes de Van Gogh situent cette exposition au Restaurant du Chalet, 43, avenue de Clichy à la fin 1887, car Vincent fréquentait ce restaurant et il a fait un portrait du Père Tanguy au verso d'un menu. Mais rien ne le prouve, et d'ailleurs ce restaurant était peut-être fermé à cette période, car le patron, Étienne-Lucien Martin, ayant repris l'affaire à la suite de son père en mars 1887, avait plus tard entrepris des travaux pour transformer le restaurant en salle de concert. La réouverture en mars 1888 fut annoncée comme s'il s'agissait d'un nouvel établissement15. Il fit faillite quatre mois plus tard.16
Selon ces biographes, cette exposition serait celle dont parle Van Gogh, où il fit un échange avec Gauguin. Vincent a-t-il pu confondre le boulevard et l'avenue de Clichy dans ce quartier qu'il connaissait bien ? C'est peu probable et il s'agit plutôt d'une autre exposition qu'Émile Bernard a décrite dans un manuscrit peu après, en 1889, cité par John Rewald17. Elle eut lieu en février ou au printemps 1887, et lui-même, ainsi qu'Anquetin, Koning, et peut-être Toulouse-Lautrec18 exposaient aussi. Parmi les toiles de Van Gogh figurait notamment un portrait du Père Tanguy.
Agostina et Vincent se sont brouillés à l'été 1887 et il en parle à ce moment-là dans deux lettres à son frère Théo :
« J'ai été au Tambourin puisque, si je n'y allais pas, on aurait pensé que je n'osais pas.
Alors j'ai dit à la Segatori, que dans cette affaire je ne la jugerais pas, mais que c'était à elle de se juger elle-même.
Que j'avais déchiré le reçu des tableaux, mais qu'elle devait tout rendre.
Que si elle n'était pas pour quelque chose dans ce qui m'est arrivé, elle aurait été me voir le lendemain.
Que puisqu'elle n'est pas venue me voir, je considérais qu'elle savait qu'on me chercherait querelle, mais qu'elle a cherché à m'avertir en me disant « Allez-vous-en » ce que je n'ai pas compris, et d'ailleurs n'aurais peut-être pas voulu comprendre.
Ce à quoi elle a répondu que les tableaux et tout le reste étaient à ma disposition. Elle a maintenu que moi j'avais cherché querelle - ce qui ne m'étonne pas - sachant que si elle prenait parti pour moi, on lui ferait des atrocités. (...)»
Dans une deuxième lettre, « Tu peux être sûr d'une chose, c'est que je ne chercherai plus à travailler pour le Tambourin - je crois aussi que cela passera dans d'autres mains, et certes je ne m'y oppose pas. Pour ce qui est de la Segatori, cela c'est une tout autre affaire, j'ai encore de l'affection pour elle, et j'espère qu'elle en a encore pour moi aussi. Mais maintenant elle est mal prise, elle n'est ni libre ni maîtresse chez elle, surtout elle est souffrante et malade. (…). Remarquez que si en bonne santé et de sang-froid, elle refuserait de me rendre ce qui est à moi, ou me ferait du tort quelconque je ne la ménagerais pas - mais cela ne sera pas nécessaire. Mais je la connais assez bien pour avoir encore confiance en elle. Et remarquez que si elle réussit à maintenir son établissement, au point de vue des affaires je ne lui donnerais pas tort de préférer être la mangeuse et non la mangée. ».
A-t-il pu récupérer ces toiles comme il le souhaitait ou bien la Segatori les a-t-elle gardées puis vendues ? Selon Emile Bernard, elles ont été vendues aux enchères par Agostina19.
Le récit de Coquiot indique au contraire qu'elle les lui a rendues : « C'est chez la Segattori que je vis pour la première fois Vincent. Il était vêtu d'une cotte d'ouvrier ; et il parlait avec véhémence. (…)
En creusant dans toute ma mémoire, je revois cet homme à l'air irascible, braque, et qui était là vraiment comme un peu en-dehors de nous tous.
Mais bientôt, ayant gagné les bonnes grâces de la Segattori, il accrocha aux murs du cabaret un certain nombre de ses tableaux ; et cet ensemble nous causa à tous une irritante surprise. (…) je voulus les revoir un peu plus tard – ces toiles-là et d'autres – chez Tanguy, où elles furent hospitalisées tout à fait quand Vincent – cela devait finir ainsi ! – se fâcha avec la Segattori, déjà aux prises avec un autre amoureux. (…) »20

La fin du Tambourin
Les lettres de Van Gogh à l'été 1887 font état de difficultés pour la Segatori, laissant entendre qu'elle devra peut-être vendre son fond de commerce à ce moment-là, mais elle figure encore au registre du commerce comme propriétaire du Tambourin en 1888. Ce café est encore mentionné dans la presse en 1889, mais peut-être avec un autre propriétaire.
Une description inexacte de la fin du Tambourin a souvent été donnée, et notamment dans une biographie récente de Van Gogh : « Dans le quartier où la concurrence voyait d'un mauvais œil le succès commercial de la Segatori, on disait que c'était chez elle que les malfrats italiens se réunissaient pour préparer leur mauvais coup. Un habitué du lieu – et ancien amant supposé de la patronne – avait d'ailleurs fait les manchettes de la presse pour un sordide affaire de meurtre, quelques mois plus tôt. Les bagarres et les descentes de police étaient à présent monnaie courante au 62, boulevard de Clichy. Cette réputation sulfureuse avait peu à peu fait fuir la belle clientèle et, en cet été 1887, l'établissement était au bord de la faillite. (...) »21
Cette interprétation s'appuie sur une histoire que Van Gogh a racontée à Gauguin et qu'il a rapportée dans ses souvenirs Avant et après, en précisant qu'il « n'a jamais su le fin mot de l'histoire » :
« (…). Très amoureux de la Sicatore toujours belle malgré son âge, il aurait eu de sa part pas mal de confidences à propos de Pausini. La Sicatore avait avec elle pour tenir son café un mâle. Dans ce café se réunissaient un tas de gens tout à fait louches. Le patron eut vent de toutes ses confidences par cette femme et un beau jour sans rime ni raison il jeta à la figure de Vincent un bock qui lui fendit la joue. Vincent tout ensanglanté fut jeté hors du café. Un sergent de ville passait à ce moment et lui dit sévèrement – circulez !!
D'après Van Gogh, toute l'affaire Pausini, comme beaucoup d'autres aurait été mûrie en cet endroit de connivence avec Sicatore et l'amant. »
La mémoire de Gauguin est défaillante, ce n'est pas Pausini mais Pranzini22 qui fut condamné et exécuté pour un triple assassinat.
Quelques articles dans la presse ont paru en avril 1887 rapportant que Pranzini aurait été souvent présent au Tambourin où il tenait des conciliabules avec des compatriotes, peu avant ces meurtres, et suggérant que le gérant, un certain Giraud, pourrait donner des informations.
Mais ce n'était qu'une simple rumeur. Il n'y en a aucune trace dans l'enquête de police23 ni dans le compte-rendu du procès d'assises. Le Tambourin n'a pas été fermé pour cette raison et la date de fermeture supposée, à l'été 1887, est inexacte.
Un témoignage a été ignoré par les biographes de Van Gogh, celui de Jehan Sarrazin qui a relaté, en 1895, la véritable fin du Tambourin. Il était surnommé « le poète aux olives » car il vendait des olives dans sa boutique du boulevard Rochechouart. Il avait dirigé, à partir de 1888, un cabaret de la rue des Martyrs, le Divan Japonais. Il raconte :
« Peu à peu, la clientèle artistique, dont la principale qualité n'est pas la stabilité, s'éloigna, alors, il se produisit un phénomène : j'ai dit que Mme Augusta était une splendide créature ; un soir, une femme célèbre dans les fastes de la Garde nationale [c'est-à-dire une lesbienne]24 vint souper, elle admira sans doute fort la maîtresse de la maison, car le lendemain elle revint avec la colonelle du même régiment, nouvelle admiration, le surlendemain l'État Major au complet envahit Le Tambourin. Bref, à la fin de la semaine le régiment entier avait déserté ses campements du Clair de lune, du Rat Mort, de La Souris et autre lieu et s'était caserné au Tambourin.(...)
Un soir, Mme Augusta reçut un énorme bouquet envoyé par le chef de la légion, en même temps un commissionnaire lui remettait un louis avec un billet laconique : « A ce soir minuit ». Ahurie, c'est le mot, elle dit dans son charabia moitié français moitié italien :
- Qu'est-ce que c'est que ça ?(...) »
Quand elle eut compris, elle se fâcha. Sarrazin poursuit :
« Augusta furieuse mit tout ce monde à la porte, l'établissement croula.
Quand la pauvre fille, ruinée, me raconta cette histoire, elle me disait :
J'ai perdu cent mille francs au Tambourin, je ne les regrette pas mais des femmes me faire la cour, M... »25
Dans un livre écrit au début de 1889, Darzens indique que « le bruit court » que le Rat Mort est désormais un rendez-vous des lesbiennes.
A la fin 1887, le Tambourin était encore ouvert et c'est peut-être là que Van Gogh a fait le second portrait de la Segatori.

La mort de Van Gogh à Auvers sur Oise
Il va quitter Paris en février 1888 pour s'installer à Arles dans la lumière de la Provence. Il y cohabitera quelques temps avec Gauguin qui l'a rejoint à sa demande. Après une violente crise où il se coupe l'oreille, il passera près d'un an à l'asile de Saint Rémy de Provence. Il partira ensuite pour Auvers, auprès du docteur Gachet. Le 27 juillet 1890, il se tire une balle dans l'abdomen et meurt deux jours plus tard.

Van Gogh, Autoportrait à l'oreille coupée, 1889
Van Gogh, Le docteur Gachet, 1890

 On ne sait ce que devint la Segatori par la suite. Je n'ai retrouvé qu'une trace d'elle, dans le témoignage de Willette, qui dit avoir acheté un tableau « chez un ancien modèle de Gérôme devenue brocanteuse, la Ségatori »26. A la fin de sa vie, elle n'avait pas quitté Montmartre et vivait chez son fils Jean-Pierre, sculpteur, place du Tertre. C'est là qu'elle est décédée le 3 avril 1910.
Le Père Tanguy est mort quatre ans après Van Gogh, sa veuve est alors dans la misère. Octave Mirbeau va lancer un appel aux peintres pour la secourir en offrant des tableaux qui seront vendus à son profit.
La vente eut lieu le 2 juin 1894. Le Père Tanguy avait conservé deux toiles de Van Gogh, dont l'une Les Brodequins27, signée Vincent, fut vendue sous son prénom pour 30 francs. Le loyer de la petite boutique du 9 rue Clauzel, avec une pièce attenante où vivait la veuve Tanguy, était alors de 60 francs mensuel.28
L'ensemble de la vente qui comportait notamment des œuvres de Cézanne, Gauguin, Pissaro, Monet, Signac, Seurat, Sisley, Guillaumin, Renoir, rapporta 11 000 francs, moins les frais. Les acheteurs étaient principalement des marchands dont Ambroise Vollard.
Ce fut une belle vente.
  
 __________________________________

1 Henri Perruchot, La vie de Toulouse-Lautrec, 1960.
2 Ce surnom lui aurait été donné parce qu' elle avait les dents écartées. Voir Michel Souvais, Moi la Goulue, 2008.
3 Gustave Coquiot, Vincent Van Gogh, 1923.
4 Gustave Coquiot, idem.
5 Gustave Crauk, Soixante ans dans les ateliers des artistes, Dubosc modèle, 1900, p 188.
6 Sophie de Juvigny, Edouard Dantan, 2002.
7 Papiers de Courbet, BNF Estampes et photographie, P 127878. Edouard Dinochau était le patron d'un restaurant fréquenté par des écrivains et des artistes. Il était surnommé « le restaurateur des lettres ».
8 Archives de Paris, Etat civil, vue n° 17
9 Jehan Sarrazin, Souvenirs de Montmartre et du quartier latin, 1895.
10 Gustave Coquiot, Vincent Van Gogh, 1923.
11 Notamment dans la Gazette du bagne, éditée par Maxime Lisbonne, patron de la Taverne du bagne.
12 Van Gogh, Correspondance complète de Vincent Van Gogh, 1962.
13 Lettre de Gauguin à Van Gogh en décembre 1887 et lettre de Van Gogh à sa sœur du 31 juillet 1888.
14 Georges Seurat, Antonio Cristobal, Émile Bernard, Gustave Coquiot. Voir Susan Stein, Van Gogh, 2004.
15 Paris-Montmartre, 3 mars 1888.
16 Archives de Paris, Dossier de faillite du 30 juin 1888, cote D11U3 1322.
17 John Rewald, Le post-impressionnisme, p. 66.
18 Henri Perruchot, La vie de Toulouse-Lautrec, 1960.
19 Mercure de France, Julien Tanguy, décembre 1908.
20 Gustave Coquiot, Vincent Van Gogh, 1923.
21 Steven Naifeh et Gregory White Smith, Van Gogh, 2009.
22 Victor Merlhès, Paul Gauguin et Vincent Van Gogh, 1989, p 211.
23 Archives de la préfecture de police de Paris, Dossier Pranzini, cote JA 2
24 Voir le Dictionnaire d'argot du XIXème siècle.
25 Jehan Sarrazin, Souvenirs de Montmartre et du quartier latin, 1895
26 Willette, Feu Pierrot, 1919.
27 Ce tableau est aujourd'hui au Museum of art, Baltimore

28 Archives de Paris, cote D1P4 271