dimanche 4 septembre 2016

Le séjour de Rimbaud à Paris




Arthur Rimbaud a séjourné à Paris du mois de septembre 1871 au début mars 1872 puis en mai-juin de cette même année. Auparavant, il avait déjà fait deux brefs voyages à Paris depuis sa ville natale de Charleville.
Les nombreuses biographies de Rimbaud ont décrit ce séjour dans la capitale avec plus ou moins de précisions. La plus récente et la plus complète a été publiée en 2001 par Jean-Jacques Lefrère, décédé l'an dernier. Le séjour de Rimbaud à Paris y est décrit avec beaucoup de détails et occupe plus d'une centaine de pages. Ce récit comporte néanmoins quelques erreurs ou approximations.

Les deux premières fugues

Rimbaud avait pris le train une première fois pour Paris à la fin août 1870, il avait alors seize ans. Il avait voyagé sans billet et avait été arrêté à l'arrivée à Paris. Après quelques jours passés en prison, il avait été renvoyé à Charleville.
Il reviendra fin février–début mars 1871 pour un bref séjour d'une quinzaine de jours. On ignore où il a logé durant ces quinze jours mais selon plusieurs témoignages1, il s'est présenté à l’improviste chez le caricaturiste André Gill.
Cet épisode a été confirmé notamment par son ami d’enfance Ernest Delahaye2 et par Verlaine dans Les Hommes d’aujourd’hui : « A son premier voyage, il avait effarouché le naïf André Gill. ». André Gill, de son véritable nom Louis Gosset de Luynes, était déjà un caricaturiste reconnu à l'époque. Il avait publié ses caricatures dans La Lune jusqu'à son interdiction en 1868 puis dans L'Éclipse qui avait pris la suite.

L'Éclipse, dessin de Gill, 8 octobre 1871
André Gill par  Carjat, Musée Carnavalet



















       Pour Lefrère, qui décrit l’endroit en détail, Rimbaud s’est présenté à l’adresse où Gill avait son atelier 89 rue d’Enfer (actuelle rue Henri Barbusse). Mais ce n’est pas la bonne adresse, Gill ne s’étant installé rue d’Enfer qu’à partir de 1874 comme le montre les documents des Archives de Paris. Il n'y avait pas de véritable cadastre à Paris à cette époque mais des « calepins » qui donnaient un descriptif des immeubles avec le nom des locataires au 1er janvier de chaque année, pour calculer notamment le montant de la « contribution mobilière » et de la patente éventuelle.

Archives de Paris, calepin de la rue d'Enfer, D1P4380

Son biographe Charles Fontane indique qu’à cette période « entre la guerre et la Commune » (donc en février-mars 1871) l’atelier de Gill était au 13 Boulevard Saint Germain3. Cette adresse est confirmée par Étienne Carjat, qui fut caricaturiste avant d'être photographe, et était un ami de Gill. Gill avait participé à la Commune en tant que membre de la Fédération des Artistes et avait dû se cacher dans Paris à la fin de la Semaine sanglante, pendant plusieurs mois. Carjat a raconté plus tard sa cavale dans Le Journal en 1895. Il fut notamment hébergé par le dessinateur Félix Régamey puis par le tapissier Lapierre, près de la rue Notre-Dame de Lorette où Carjat avait son atelier. Il précise que Gill avait regagné son atelier « boulevard Saint Germain » au mois d'octobre 1871.

La rencontre avec Verlaine, rue Nicolet

Quelques mois plus tard, dans la deuxième quinzaine de septembre 1871, Rimbaud revient à Paris à l'invitation de Verlaine. Il lui avait auparavant envoyé des poèmes et lui avait fait part de son souhait de venir à Paris, en précisant qu'il était « sans ressources ». Il est attendu à la Gare de l’Est par Verlaine et le poète et inventeur Charles Cros, mais ils vont le manquer. Rimbaud se rendra seul au domicile de Verlaine, qui vivait avec sa femme Mathilde née Mauté chez ses beaux-parents au 14 rue Nicolet, où Verlaine et Cros vont le retrouver un peu plus tard.
Il logera quelques jours rue Nicolet puis va bénéficier d’une hospitalité « circulaire » selon l’expression de Verlaine de la part de quelques poètes parnassiens qui vont s’efforcer de l’héberger et d’assurer sa subsistance.
L’épouse de Verlaine a raconté plus tard l’arrivée de Rimbaud : « Mon mari était allé l’attendre à la gare. Il le trouva en rentrant à la maison, dans le petit salon où ma mère et moi l’avions fort bien accueilli. C’était un grand et solide garçon à la figure rougeaude, un paysan. (…) Les cheveux hirsutes, une cravate en corde, une mise négligée. Les yeux étaient bleus, assez beaux, mais ils avaient une expression sournoise que, dans notre indulgence, nous prîmes pour de le timidité. Il était arrivé sans aucun bagage, pas même une valise, ni linge, ni vêtements, autres que ceux qu’il avait sur lui. Il dîna avec nous, parla peu, puis monta se coucher, disant que le voyage l’avait fatigué. »4 Verlaine a lui aussi raconté cette première rencontre : « nous le trouvâmes causant tranquillement avec ma belle-mère et ma femme dans le salon de la petite maison de mon beau-père, rue Nicolet, sous la Butte. (…) On dîna. Notre hôte fit honneur surtout à la soupe et pendant le repas resta plutôt taciturne, ne répondant que peu à Cros qui peut-être ce premier soir-là se montrait un peu bien interrogeant (…) lui demandant en quelque sorte compte de la "genèse" de ses poèmes. L'autre, que je n'ai jamais connu beau causeur, ni même très communicatif en général, ne répondait guère que par monosyllabes plutôt ennuyés.»5
La maison des Mauté avait deux étages, le deuxième était mansardé. Les parents de Mathilde occupaient le premier et le couple Verlaine le deuxième. Rimbaud fut logé dans une chambre du deuxième. On connaît une photo de cette maison à l'époque. Le calepin de la rue Nicolet donne la description de l'intérieur. Les mentions Paf (Pièce à feu) et Psf indiquent les pièces pourvues ou non d'un moyen de chauffage.

Archives de Paris, rue Nicolet, D1P4800
14 rue Nicolet, vers 1870

Cette maison existe toujours mais elle a fait l'objet d'importantes modifications en 18916. Seule la structure du rez-de-chaussée et du premier étage a été conservée et une nouvelle construction a été édifiée autour. Elle a aujourd'hui quatre étages.
Rimbaud devra quitter la rue Nicolet pour des raisons qui ont été indiquées par Mathilde et Verlaine. D’après Mathilde, il avait cassé volontairement plusieurs objets et « commis des indélicatesses ».
Verlaine a fait aussi allusion à des excentricités de Rimbaud  qui avaient amenées sa belle-mère a demander son départ : « D’autres excentricités de ce genre, d’autres encore, ces dernières entachées, je le crains, de quelque malice sournoise et pince-sans-rire, donnèrent à réfléchir à ma belle-mère »7.
On peut dater, par recoupements, le départ de Rimbaud de la rue Nicolet entre le 7 et le 18 octobre.8
Quelques jours avant, Rimbaud avait été présenté aux parnassiens qui se réunissaient chaque mois pour les dîners des « Vilains Bonshommes ». C'était lors du dîner du 30 septembre.

Chez Charles Cros, rue Séguier.

Après son séjour rue Nicolet, Rimbaud va être hébergé par Charles Cros, qui était venu l’accueillir avec Verlaine à la gare de l’Est. C'était un poète parnassien mais aussi un scientifique. Il est notamment l’inventeur du phonographe un peu avant Edison et s’est livré à des recherches sur la photographie en couleurs pendant vingt ans. Il s'est aussi intéressé à la synthèse des pierres précieuses. Pour ses recherches, il avait le soutien financier de mécènes comme le duc de Chaulnes ou le comte de Chousy.

Charles Cros par Nadar, BNF

       Charles Cros n’avait pas de domicile fixe à l’époque mais en octobre 1871, il avait loué pour quelques temps un appartement au 13 rue Séguier. Il a indiqué dans une lettre du 6 novembre, qui fut longtemps conservée par le libraire et collectionneur Pierre Bérès, qu'il avait hébergé Rimbaud « pendant la moitié du mois dernier » probablement la deuxième moitié. Pierre Bérès a longtemps refusé de laisser publier le contenu de cette lettre. Elle a finalement été publiée en 2011.9
« Rien n’est beaucoup changé ici depuis lors ; sauf que je suis établi charbonnier agglomérateur rue Séguier 13. J’ai loué là, à la faveur de Chousy un appartement où j’ai mis quelques bibelots.
Pendant la moitié du mois dernier j’ai logé Arthur Rimbaud, je le nourrissais à mes frais, ce qui m’a fort mis en retard pour l’instant. Aussi j’ai imaginé de faire à quelques uns du groupe, une petite rente à ce nourrisson des muses. Banville a apporté chez moi pour ledit Rimbaud des lit, matelas, couverture, draps, toilette, cuvette, etc, etc. Puis Camille, Verlaine, Blémont et moi nous donnons chacun quinze francs par mois et je vous demande si vous pouvez en être avec nous. La souscription a commencé à partir du 1er novembre. Je regrette de n’avoir pas de ses vers à vous envoyer mais je suis sûr que vous les trouverez beau. Les vers de Mallarmé vous en donneront une vague idée. »
La boutique du charbonnier était au rez-de-chaussée du 13 rue Séguier. Elle était louée au nom de Ginisty. J'ignore s'il était parent de l'écrivain et journaliste Paul Ginisty qui fut ensuite un voisin de Théodore de Banville.10

Archives de Paris, calepin de la rue Séguier, D1P41089

         L'appartement cité par Cros a sans doute été loué pour une courte période car on ne trouve ni Chousy ni Cros parmi les noms des locataires. Selon Jean-Jacques Lefrère, il devait être « assez spacieux car il était à la fois un atelier pour le peintre [Michel Eudes], un laboratoire pour le chercheur et un asile de nuit occasionnel pour les camarades sans gîte. » Gustave Khan a décrit au contraire un petit appartement: « Cros hébergea Rimbaud, dans les premiers temps de son arrivée à Paris, dans son étroit logis de la rue Séguier. »11
Cros ne dit pas pour quelle raison il mit Rimbaud à la porte. Pour Gustave Kahn, il avait chez lui les numéros de la revue L'Artiste qui avait publié ses poèmes et il s'aperçut un jour que des pages avaient été déchirées. « Rimbaud se targua de les avoir lacérées, et non par admiration et pour les posséder. Il les avaient affectées à différents usages familiers ! Cros se fâcha ! Qui n'eut fait de même ? »
Louis Marsolleau a donné une autre version : Charles Cros fut surpris « quand il aperçut, par un jeu de glaces, son invité qui s'apprêtait à lui enfoncer un poinçon dans le dos. Du coup il coupa court à cette hospitalisation dangereuse et malgré le père Banville, Richepin et les autres, il mit Rimbaud à la porte. »12

Selon Verlaine, c'est aussi au cours de ce mois d'octobre qu'il conduisit Rimbaud se faire photographier chez Étienne Carjat. L'atelier était au 10 rue Notre Dame de Lorette, au centre d'une cour. On peut le voir encore aujourd'hui, les lieux n'ont guère changé.

A nouveau chez Gill ?

Au début novembre, Rimbaud se serait à nouveau rendu chez André Gill qui l'aurait alors hébergé quelques jours. A ma connaissance, le colonel Godchot est le seul parmi les biographes de Rimbaud, avec Lefrère qui reprend le même argument, à avoir mentionné un second passage chez le caricaturiste. La seule preuve qu'il avance n'est guère convaincante : c'est une citation du roman à clefs de Félicien Champsaur, Dinah Samuel, qui décrit l'arrivée de Rimbaud chez Gill « un matin de printemps ».

Chez Banville, rue de Buci

Les amis poètes parnassiens de Rimbaud vont lui chercher un nouveau point de chute en s'adressant à l'un d'entre eux, Théodore de Banville. Rimbaud lui avait envoyé quelques-uns de ses poèmes en mai 1870.
Banville habitait alors au 10 rue de Buci, une maison ou un appartement selon les divers témoignages. Il s'agissait en fait d'un immeuble de cinq étages avec des chambres mansardées au cinquième. C'est madame de Banville qui s'est chargée de louer une de ces chambre et de la meubler pour accueillir Rimbaud.

 
Théodore de Banville par Nadar, BNF

Archives de Paris, calepin de la rue de Buci, D1P4169


       Jean-Jacques Lefrère donne plus de détails. Il indique que Banville vivait en concubinage avec Elisabeth Rochegrosse et précise dans une note qu'il habitait au premier étage et que sa compagne, épouse de Jules Rochegrosse, vivait au deuxième « pour sauvegarder les apparences ».
En réalité, Banville vivait depuis longtemps avec Elisabeth Rochegrosse et son fils Georges, qui sera plus tard un peintre reconnu. Ils étaient installés rue de Buci dans un appartement de trois pièces au deuxième étage, depuis 1869. Edmond de Goncourt a raconté un dîner chez le couple dans son journal en août 1870 où il décrit un intérieur bourgeois et « un bohème vieillissant ».
Raymond Lacroix, le biographe de Banville, cite un rapport de police le concernant, daté de 1873, précisant qu'il « vit en concubinage, depuis une quinzaine d'années, avec une femme mariée, de laquelle il a eu un fils âgé aujourd'hui de quatorze ans. »
Banville mit Rimbaud à la porte au bout de quelques jours. Selon Mallarmé, qui le tenait de Banville, il était apparu nu à la fenêtre de la mansarde donnant sur la cour, « lançant par-dessus les tuiles du toit, peut-être pour qu'ils disparussent avec les derniers rayons du soleil, des lambeaux de vêtement. »13

Il logera ensuite à l’Hôtel des Étrangers, puis dans une chambre de la rue Campagne Première, séjour qui fera l'objet d'un prochain article.




1  Lefrère cite ceux de Lepelletier en 1907 et Darzens en 1892.
2   Ernest Delahaye, Rimbaud, l'artiste et l'être moral, 1923.
3  Charles Fontane, Un maître de la caricature : André Gill, 1927.
4   Ex-madame Paul Verlaine, Mémoires de ma vie, 1935.
Œuvres complètes de Paul Verlaine, Club du meilleur livre 2, 1959, p 1290.
6   Archives de Paris, VO11/2381.
7   Œuvres complètes de Paul Verlaine, Club du meilleur livre 2, 1959, p 1291.
8   Voir Bernard Teyssèdre, Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, 2011.
9   Par Jean-Jacques Lefrère, dans la préface du livre de Teyssèdre.
10  Voir l'article de Ginisty dans L'Écho de Paris du 8 février 1930.
11 Gustave Kahn, Silhouettes littéraires, 1925, p 40.
12 Cité par Louis Forestier, Charles Cros, l'homme et l’œuvre, 1969, p 99.
13 Cité par Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, 2001, p 357.

2 commentaires:

  1. Bonjour,

    A la sortie de son ouvrage, j'avais signalé à JJ Lefrère (documents à l'apui, D1P4 de la rue d'Enfer que vous présentez ainsi que d'autres pièces indiscutables) que Gill n'était pas encore rue d'Enfer lors du séjour de Rimbaud, mais 13 bd St-Germain - à deux pas de la rue du Cardinal Lemoine où Verlaine pouvait contempler Paris en flammes. Il n'a jamais pris la peine de me répondre.

    Ne tenez aucun compte des affabulations du colonel Godchot : ses récits concernant Gill sont de la plus haute fantaisie puisqu'ils ne reposent que sur des publications mal informées ou tout aussi fantaisistes.

    De même, Champsaur arrivé à Paris que fin 1876 n'avait aucune connaissance des détails de cette histoire. Mais la réputation de Champsaur n'est plus à faire...

    Reste Etienne Carjat. Comme Champsaur, il adorait faire parler de lui. Quelle meilleure occasion que Gill qui n’était plus là pour le contredire ? Là encore, franche rigolade ! Entre autre le passage assurant que Gill serait resté caché 3 mois après la guerre civile : le caricaturiste adresse une lettre au Figaro le 7 juin pour donner son sentiment sur la Commune ; et il reprend sa place à L'Eclipse le 23 juillet... Mais on n'en est plus à ça près.

    Espérant avoir été un peu utile,

    Cordialement


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    1. La lettre de Gill, publiée par le Figaro le 9 juin, avait pour but de démentir qu'il avait été arrêté et il expliquait qu'il n'y avait aucune raison pour qu'il le soit. La publication de ses dessins dans l'Éclipse à partir du 23 juillet ne prouve pas qu'il avait regagné son domicile à cette période.

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